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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

soleil, et je ne m’étais pas livré au courroux du ciel pour trembler avec un front noirci devant la colère d’un homme. Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi. Mon article, tombant au milieu de ses prospérités et de ses merveilles, remua la France : on en répandit d’innombrables copies à la main ; plusieurs abonnés du Mercure détachèrent l’article et le firent relier à part ; on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison. Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire une idée de l’effet produit par une voix retentissant seule dans le silence du monde. Les nobles sentiments refoulés au fond des cœurs se réveillèrent. Napoléon s’emporta : on s’irrite moins en raison de l’offense reçue qu’en raison de l’idée que l’on s’est formée de soi. Comment ! mépriser jusqu’à sa gloire ; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l’univers était prosterné ! « Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas ! je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. » Il donna l’ordre de supprimer le Mercure et de m’arrêter. Ma propriété périt ; ma personne échappa par miracle : Bonaparte eut à s’occuper du monde ; il m’oublia, mais je demeurai sous le poids de la menace[1].

C’était une déplorable position que la mienne ; quand je croyais devoir agir par les inspirations de mon honneur, je me trouvais chargé de ma responsabilité personnelle et des chagrins que je causais à ma femme. Son courage était grand, mais elle n’en souffrait pas moins, et ces orages, appelés successivement sur ma tête, troublaient sa vie. Elle avait tant souffert pour

  1. Voir l’Appendice no I : L’Article du Mercure.