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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

rial[1] (20 mai 1795) la porte de la Convention fut forcée, Féraud assassiné et sa tête déposée sur le bureau du président. On raconte l’impassibilité stoïque de Boissy d’Anglas : malheur à qui contesterait un acte de vertu[2] !

Cette végétation révolutionnaire poussait vigoureusement sur la couche de fumier arrosé de sang humain qui lui servait de base. Rossignol, Huchet, Grignon, Moïse Bayle, Amar, Choudieu, Hentz, Granet, Léonard Bourdon, tous les hommes qui s’étaient distingués par leurs excès, s’étaient parqués entre les barrières ; et cependant notre renom croissait au dehors. Lorsque l’opinion s’élevait contre les conventionnels, nos triomphes sur les étrangers étouffaient la clameur publique. Il y avait deux Frances : l’une horrible à l’inté-

  1. Le 1er prairial an III.
  2. Boissy d’Anglas, qui présidait la séance du 1er prairial, salua religieusement la tête sanglante de son collègue. Dans un article du Journal des Débats (22 août 1862), M. Saint-Marc Girardin a donné sur cet épisode de curieux détails qui ne diminuent en rien l’héroïsme déployé par Boissy d’Anglas en cette occasion : « Quelque temps après cette terrible séance, dit-il, Boissy d’Anglas montrait à M. Pasquier et à quelques amis la salle de la Convention et leur expliquait sur les lieux la scène du 1er prairial. « Étant monté avec lui sur l’estrade du fauteuil du président, disait M. Pasquier, j’aperçus au fond de cette estrade une porte que je n’y avais pas encore vue : — Qu’est-ce donc que cette porte nouvelle ? lui dis-je. — Oui, vous avez raison, dit tout haut M. Boissy d’Anglas, elle n’est percée et ouverte que depuis peu de jours, et bien heureusement peut-être pour ma gloire. Car, qui peut savoir ce que j’aurais fait, si j’avais eu derrière moi cette porte prête à s’ouvrir pour ma retraite ? Peut-être aurais-je cédé à la tentation. » Voilà bien, ajoutait M. Pasquier, le mot d’un vrai brave ! Il avoue sans rougir que la peur est possible à l’homme. Il n’y a que ceux qui se croient capables d’être faibles qui ne le sont pas, et il n’y a aussi que ceux-là qui sont indulgents pour les faibles. »