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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

raison depuis ce temps-là. Enfin lorsque je me représente Napoléon entrant en 1795 dans la cour de l’hôtel de la Tranquillité, rue des Filles-Saint-Thomas, la traversant d’un pas assez gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer, devenue depuis bannière glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc de Henri IV ; sans gants, parce que, disait-il, c’était une dépense inutile ; portant des bottes mal faites, mal cirées, et puis tout cet ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune ; enfin, quand j’évoque son souvenir de cette époque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le même homme dans ces deux portraits[1]. »


La mort de Robespierre n’avait pas tout fini : les prisons ne se rouvraient que lentement ; la veille du jour où le tribun expirant fut porté à l’échafaud, quatre-vingts victimes furent immolées, tant les meurtres étaient bien organisés ! tant la mort procédait avec ordre et obéissance ! Les deux bourreaux Sanson furent mis en jugement ; plus heureux que Roseau, exécuteur de Tardif sous le duc de Mayenne, ils furent acquittés : le sang de Louis XVI les avait lavés.

Les condamnés rendus à la liberté ne savaient à quoi employer leur vie, les Jacobins désœuvrés à quoi amuser leurs jours ; de là des bals et des regrets de la Terreur. Ce n’était que goutte à goutte qu’on parve-

  1. Mémoires de la duchesse d’Abrantès, tome I, p. 195.