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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

et Napoléon fut obligé de s’enfuir. Madame Letizia et ses filles se réfugièrent dans la colonie grecque de Carghèse, d’où elles gagnèrent Marseille. Joseph épousa dans cette ville, le 1er août 1794, mademoiselle Clary, fille d’un riche négociant. En 1792, le ministre de la guerre, l’ignoré Lajard[1], destitua Napoléon, pour n’avoir pas assisté à une revue[2].

On retrouve Bonaparte à Paris avec Bourrienne dans cette année 1792. Privé de toute ressource, il s’était fait industriel : il prétendait louer des maisons en construction dans la rue Montholon, avec le dessein de les sous-louer. Pendant ce temps-là la Révolution allait son train ; le 20 juin sonna. Bonaparte, sortant avec Bourrienne de chez un restaurateur, rue Saint-Honoré, près le Palais-Royal, vit venir cinq à six mille déguenillés qui poussaient des hurlements et marchaient contre les Tuileries ; il dit à Bourrienne : « Suivons ces gueux-là ; » et il alla s’établir sur la

  1. Pierre-Auguste Lajard (1757-1837). Il fut ministre de la guerre du 16 juin au 24 juillet 1792. Décrété d’accusation après le 10 août, il passa en Angleterre et y resta jusqu’après le coup d’État de brumaire. Bonaparte ne lui accorda pas l’autorisation de reprendre son rang dans l’armée, mais sous l’Empire il lui donna une pension de 6 000 francs comme ancien ministre.
  2. Bonaparte fut, en effet, destitué un moment, à la fin de 1791, pour ne s’être point trouvé présent à la revue de rigueur du mois de décembre : il était alors lieutenant au 4e régiment d’artillerie. Le 10 juillet 1792, il fut réintégré dans son emploi. Ce fut le ministre Lajard qui le réintégra dans ses droits, mais ce n’était pas lui qui avait signé la mesure de révocation. Le ministre qui destitua le lieutenant Bonaparte, et qui était alors aussi fameux que Lajard était ignoré, devait devenir plus tard l’aide de camp particulier de Napoléon, l’accompagner pendant la campagne de Russie et être nommé, en 1813, son ambassadeur à Vienne : c’était le comte Louis de Narbonne.