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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Barbare de l’Armorique au camp des princes, je portais Homère avec mon épée ; je préférais ma patrie, la pauvre, la petite île d’Aaron[1], aux cent villes de la Crète. Je disais comme Télémaque : « L’âpre pays qui ne nourrit que des chèvres m’est plus agréable que ceux où l’on élève des chevaux[2]. » Mes paroles auraient fait rire le candide Ménélas, άγαθος Μενέλαος.


Le bruit se répandit qu’enfin on allait en venir à une action ; le prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du côté de la France.

Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires, composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers régiments, furent commandés de service. Nous devions être soutenus de Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des différents corps de dragons qui cou-

    vant les faisceaux d’armes en balançant son cep de vigne, la sentinelle immobile qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé dans l’attitude du silence, le cavalier qui traversait le fleuve coloré des feux du matin, le victimaire qui puisait l’eau du sacrifice, et souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui regardait boire son troupeau. »

  1. La petite île d’Aaron est la presqu’île où est située le rocher de Saint-Malo.
  2. Odyssée, livre IV, vers 606. Ce vers dit seulement : « Brouté par les chèvres, et qui ne saurait suffire à la nourriture des chevaux. » C’est Mme Dacier qui, la première, a fait honneur à Télémaque de ce doux sentiment de la patrie, qui ne se trouve point dans le texte grec. (Voy. Marcellus, Chateaubriand et son temps, p. 89.)