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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le frappe, rendent sa perte encore plus douloureuse. Il expire dans un âge où la pensée n’a rien perdu de sa vigueur, et lorsque son talent s’était agrandi dans un autre ordre d’idées qu’il devait au spectacle extraordinaire dont le monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus solide gloire, et qui seraient devenus ses premiers titres dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées avec peine du dernier monument qu’il élevait. Ceux qui en connaissent quelques parties avouent que le talent poétique de l’auteur, grâce aux inspirations religieuses, n’eut jamais autant d’éclat, de force et d’originalité. On sait qu’il avait embrassé, avec toute l’énergie de son caractère, les opinions utiles et consolantes sur lesquelles repose le système social ; elles ont enrichi, non seulement ses pensées et son style de beautés nouvelles, mais elles ont encore adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu qu’adoraient Fénelon et Racine a consolé, sur le lit de mort, leur éloquent panégyriste et l’héritier de leurs leçons. Les amis qui l’ont vu dans ce dernier moment où l’homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité de ses sentiments ; ils ont pu juger combien son cœur, en dépit de la calomnie, renfermait de droiture et de bonté. Déjà même les sentiments les plus doux étaient entrés dans ce cœur trop méconnu, et si souvent abreuvé d’amertumes. Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le plus ferme soutien ; lui-même se félicitait naguère encore de cette réunion si désirée ; mais la mort a trompé nos vœux et les siens. Puissent au moins se conserver à jamais les traditions des grands modèles qu’il sut interpréter avec une raison si éloquente ! Puissent-elles, mes chers confrères, en formant de bons écrivains, donner un nouvel éclat à cette Académie française qu’illustrèrent tant de noms fameux depuis cent cinquante ans, et que vient de rétablir un grand homme, si supérieur à celui qui l’a fondée !


Les ennemis de La Harpe (et Fontanes vient de nous dire combien ils étaient nombreux) affectaient de ne pas croire à la sincérité de sa conversion. Ils savaient bien, au fond, que cette sincérité ne pouvait être mise en doute. Elle est attestée par tous les actes, par tous les écrits de ses neuf dernières années. S’il était besoin d’une autre