Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/603

Cette page a été validée par deux contributeurs.
573
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

que j’ai hésité à vous écrire n’ayant que des choses fort tristes à vous apprendre. Premièrement, les embarras de ma position augmentent tous les jours et je vois que je serai forcé tôt ou tard à me retirer hors de France ou en province ; je vous épargne les détails. Mais cela ne serait rien si je n’avais à me plaindre de vous. Je ne m’expliquerai point non plus ; mais quoique je ne croie point tout ce qu’on m’a dit, et surtout la manière dont on me l’a dit, il reste certain toutefois que vous avez parlé d’un service que je vous priais de me rendre lorsque j’étais à Rome, et que vous ne m’avez pas rendu. Ces choses-là tiennent à l’honneur, et je vous avoue qu’ayant déjà le tort du refus, je n’aurais jamais voulu penser que vous eussiez voulu prendre encore sur vous le plus grand tort de la révélation. Que voulez-vous ? On est indiscret sans le vouloir, et souvent on fait un mal irréparable aux gens qu’on aime le plus.

Quant à moi, madame, je ne vous en demeure pas moins attaché. Vous m’avez comblé d’amitiés et de marques d’intérêt et d’estime ; je parlerai éternellement de vous avec les sentiments, le respect, le dévouement que je professe pour vous. Vous avez voulu rendre service à mon ami[1] et vous le pouvez plus que moi puisque Fouché est ministre. Je connais votre générosité, et l’éloignement que vous pouvez ressentir pour moi ne retombera pas sur un malheureux injustement persécuté. Ainsi, madame, le ciel se joue de nos projets et de nos espérances. Bien fou qui croit aux sentiments qui paraissent les plus fermes et les plus durables. J’ai été tellement le jouet des hommes et des prétendus amis, que j’y renonce. Je ne me croirai pas, comme Rousseau, haï du genre humain, mais je ne me fierai plus à ce genre humain. J’ai trop de simplicité et d’ouverture de cœur pour n’être pas la dupe de quiconque voudra me tromper.

Cette lettre très inattendue vous fera sans doute de la peine. En voilà une autre sur ma table que je ne vous envoie pas et que je vous avais écrite il y a sept ou huit heures. J’ignorais alors ce que je viens d’apprendre, et le ton de cette lettre était bien différent du ton de celle-ci. Je vous répète que je ne crois pas un mot des détails honteux qu’on m’a communiqués, mais il reste un fait : on sait le service que je vous ai demandé et, comment peut-on savoir ce qui était sous le sceau du secret dans une de mes lettres, si vous ne l’aviez pas dit vous-même ?

Adieu.

  1. M. Bertin l’aîné. Voir la note 1 de la page 352 (note 71 du Livre II).