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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

paresse soit un obstacle qui retarde la gloire dont nous vous verrons briller un jour. Songez, mon cher ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu’au lieu des tableaux immortels que la postérité est en droit d’attendre de vous, vous ne laisserez peut-être que quelques cartons qui indiqueront seulement ce que vous auriez été. C’est une vérité indubitable qu’il n’y a qu’un seul talent dans le monde. Vous le possédez, cet art qui s’assied sur les ruines des empires et qui seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il donc possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le ciel a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu’à la Grèce sauvée ? Vous savez que tout ceci n’est pas un pur jargon de ma part, je vous ai souvent parlé à ce sujet ; votre paresse me tient au cœur.

De vous à moi, et de la Grèce sauvée aux Natchez, la chûte est immense ; mais vous voulez que je vous parle de moi. Je vous dirai que le courage m’a abandonné depuis votre départ ; tout ce que j’ai pu faire a été de mettre au net un troisième livre et d’imaginer une nouvelle division du plan. Chaque livre portera un titre particulier. Les deux premiers, par exemple, s’appelleront les Livres du Récit ; le troisième, le Livre de l’Enfer ; le quatrième, le Livre des Mœurs ; le cinquième, le Livre du Ciel ; le sixième, le Livre d’Othaïti ; le septième, le Livre des Loix, etc., etc. ; de même que les Anciens disaient le livre de la Colère d’Achille, le livre des Adieux d’Andromaque, etc., et de même qu’Hérodote avait divisé son histoire. Cette sorte de division toute antique que je fais ainsi revivre a quelque chose de singulièrement attrayant, et d’ailleurs favorise beaucoup mon travail.

Au reste, mon cher ami, je passe ma vie fort tristement. J’ai revu la plupart des lieux que nous avions vus ensemble. J’ai dîné seul sur la colline, dans cette petite chambre où nous avions vu le soleil couchant ; j’ai visité les jardins sur les bords de la rivière, j’ai eu deux longues conversations avec M. de L[amoignon]. Par ailleurs, j’ai laissé là toutes vos anciennes connaissances. Je ne vois presque plus P[anat]. Quelques personnes m’ont questionné sur votre compte. J’ai répondu comme je le devais. Il paraît que beaucoup de petites gens sont peu contents de vous. Au nom du ciel, évitez tout ce qui peut vous compromettre, laissez à d’autres que vous un métier indigne de vos talents, et qui troublerait le reste de votre vie et celle de vos amis.

Nous reverrons-nous jamais, mon cher ami ? Je ne sais, mais je suis triste. Vous avez beaucoup moins besoin de moi que je