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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

qu’étant entré en service dans la marine vers 1797, il connut à Lorient un riche négociant, M. La Vigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l’auteur d’Atala commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M. Viennet : « Je le connais ; il a épousé ma nièce, et il l’a épousée de force. » Et il raconta comment M. de Chateaubriand, ayant à contracter union avec Mlle de La Vigne, aurait imaginé de l’épouser comme dans les comédies, d’une façon postiche, en se servant d’un de ses gens comme prêtre et d’un autre comme témoin. Ce qu’ayant appris, l’oncle Buisson serait parti, muni d’une paire de pistolets et accompagné d’un vrai prêtre, et surprenant les époux de grand matin, il aurait dit à son beau-neveu : « Vous allez maintenant, monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur l’heure. » Ce qui fut fait.

M. de Pongerville, étant à Saint-Malo en 1851, y connut un vieil avocat de considération, qui lui raconta le même fait, et exactement avec les mêmes circonstances.

Naturellement, dans ses Mémoires, M. de Chateaubriand n’a touché mot de cela : il n’a parlé que du procès fait à l’instigation de l’autre oncle. Faut-il croire que, selon le désir de sa mère, ayant à se marier devant un prêtre non assermenté, et s’étant engagé à en trouver un, il ait imaginé, dans son indifférence et son irrévérence d’alors, de s’en dispenser en improvisant l’étrange comédie à laquelle l’oncle de sa femme serait venu mettre bon ordre ? — Ce point de sa vie, si on le pouvait, serait à éclaircir et l’on comprendrait mieux encore par là les chagrins qu’il donna à sa mère, chagrins causés, dit-il, par ses égarements, et le mouvement de repentir qu’il dut éprouver plus tard en apprenant sa mort avant d’avoir pu la revoir et l’embrasser[1].

Certes, Sainte-Beuve savait mieux que personne ce qu’il fallait penser des étranges choses qu’il nous raconte, et qui auraient eu besoin, pour être admises, d’une autre autorité que celle de M. Viennet, qui n’a jamais réussi que ses Fables. Très pieuses, ayant en horreur les prêtres intrus, la mère et les sœurs de Chateaubriand étaient sans nul doute restées en rapports avec des prêtres non assermentés, lesquels d’ailleurs, au commencement de 1792, étaient encore nombreux en Bretagne. Elles ne

  1. Chateaubriand et son groupe littéraire, tome II, p. 405.