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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

observer, car j’ai eu trop souvent, dans ces Mémoires, à remarquer les absents.

De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c’était que cette petite ville, mes promenades et mes regrets aux bords de l’Yonne avec M. Joubert. Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat ; elles rappelaient les trois amies de ma grand’mère à Plancoët, à la différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve moururent successivement, et je me souvenais d’elles à la vue d’un perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises ? Elles parlaient d’un chien, et d’un manchon que leur père leur avait acheté jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard, mon compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse ; elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour enchanteront l’avenir. Qui sait ? Elles écrivaient peut-être à leur seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux : « domino suo, imo patri, etc. », qu’elles se sentaient honorées du nom d’amie, du nom de maîtresse ou de courtisane, concubinæ vel scorti. « Au milieu de son sçavoir, » dit un docteur grave, « je trouve Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna d’amour Héloïse, son escolière. »

    guide, qui savait que ce n’était pas son allure, me criait d’arrêter, que j’allais tuer son cheval : « Monsieur, disait-il à mon mari, votre dame a fait la guerre ! »