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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

portèrent, avec un peu de terre dans le pan de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne tournâtes pas même la tête en passant !

Nous n’eûmes pas plutôt atteint la porte de la vallée qu’un orage éclate ; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le tonnerre ; le guide lui criait : « Recommandez votre âme à Dieu ! Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » Nous arrivâmes à Voreppe au son du tocsin ; les restes de l’orage déchiré étaient devant nous. On apercevait au loin dans la campagne l’incendie d’un village, et la lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de l’ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait avec sa placidité inaltérable : « Je suis comme un poisson dans l’eau. » Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe ; l’orage n’y était plus ; mais il m’en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M. Ballanche[1]. Je le fais

  1. Les détails donnés par Mme de Chateaubriand dans ses Souvenirs confirment de tous points ceux des Mémoires. Voici la fin de son piquant récit : « Lorsque nous fûmes réchauffés et que l’orage fut un peu apaisé, nous nous remîmes en route, mais la pluie avait grossi les torrents au point qu’en les traversant nos chevaux avaient de l’eau jusqu’au poitrail. Comme je ne craignais que le retour de l’orage, je devins vaillante contre les autres dangers. Je mis donc ma vieille rosse au galop. Le