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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

je ? Ô religion, où sont donc tes puissances, tes freins, tes baumes ! Est-ce que je n’écris pas toutes ces choses à d’innombrables années de l’heure où je donnai le jour à René ? J’avais mille raisons pour me croire mort, et je vis ! C’est grand’pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le printemps malgré Saturne, sont inconnues de l’homme qui ne sort point des lois communes ; pour lui, les années sont toujours jeunes : « Or, les jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l’auteur de leur naissance ; lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui présentent avec la bouche l’herbe tendre et fleurie, qu’ils sont allés cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau fraîche, puisée dans le prochain ruisseau[1]. »


De retour à Lyon, j’y trouvai des lettres de M. Joubert : elles m’annonçaient son impossibilité d’être à Villeneuve avant le mois de septembre. Je lui répondis :

« Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne ; vous sentez que ma femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve : c’est aussi une tête que celle-là, et, depuis qu’elle est avec moi, je me trouve à la tête de deux têtes très-difficiles à gouverner. Nous resterons à Lyon, où l’on nous fait si prodigieusement manger que j’ai à peine le courage de sortir de cette excellente ville. L’abbé de Bonnevie est ici, de retour de Rome ; il se porte à merveille ; il est gai, il prêchaille et ne pense plus à ses malheurs ; il vous embrasse et va vous

  1. Les Cynégétiques, liv. II, v. 348.