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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

moin des jugements incompréhensibles et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d’Enghien et le tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant : il n’y aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux bouts de la terre.

Du moins, le duc d’Enghien n’est pas demeuré sur le sol étranger, ainsi que l’exilé des rois : celui-ci a pris soin de rendre à celui-là sa patrie, un peu durement il est vrai ; mais sera-ce pour toujours ? La France (tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution l’attestent) n’est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé dans son testament, déclare qu’il n’est pas sûr du pays qu’il habitera le jour de sa mort. Ô Bossuet ! que n’auriez-vous point ajouté au chef-d’œuvre de votre éloquence, si, lorsque vous parliez sur le cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l’avenir !

C’est ici même, c’est à Chantilly qu’est né le duc d’Enghien : Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772, à Chantilly, dit l’arrêt de mort. C’est sur cette pelouse qu’il joua dans son enfance : la trace de ses pas s’est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, de Nordlingen, de Lens, de Senef, où est-il allé avec ses mains victorieuses et maintenant défaillantes ? Et ses descendants, le Condé de Johannisberg et de Berstheim ; et son fils, et son petit-fils, où sont-ils ? Ce château, ces jardins, ces jets d’eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit, que sont-ils devenus ? Des statues mutilées, des lions dont on restaure la griffe ou la mâchoire ; des trophées d’armes sculptés dans un mur croulant ; des écussons à fleur de lis effacées ; des fondements de tourelles rasées ; quelques coursiers de marbre au-dessus des écuries vides que n’anime plus