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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

étrangers ou dictant sur ce sujet pour le public, il se restreignait à dire que, s’il eût eu connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, vu les grands avantages politiques qu’il en eût pu recueillir ; et, traçant de sa main ses dernières pensées, qu’il suppose devoir être consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce sur ce sujet, qu’il regarde comme un des plus délicats pour sa mémoire, que si c’était à refaire, il le ferait encore. »

Ce passage, quant à l’écrivain, a tous les caractères de la plus parfaite sincérité ; elle brille jusque dans la phrase où M. le comte de las Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un homme qui n’était pas coupable. Mais les théories du chef sont les subtilités à l’aide desquelles on s’efforce de concilier ce qui est inconciliable. En faisant la distinction du droit commun ou de la justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence, Napoléon semblait s’arranger d’un sophisme dont, au fond, il ne s’arrangeait pas ! Il ne pouvait soumettre sa conscience de même qu’il avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supérieurs et aux petites gens, lorsqu’ils ont commis une faute, est de la vouloir faire passer pour l’œuvre du génie, pour une vaste combinaison que le vulgaire ne peut comprendre. L’orgueil dit ces choses-là, et la sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d’un esprit dominateur cette sentence qu’il débitait dans sa componction de grand homme : « Mon cher, voilà pourtant la justice distributive d’ici-bas !» Attendrissement vraiment philosophique !