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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Telle est, consciencieusement, impartialement, strictement, la juste part de chacun. Mon sort a été trop lié à cette catastrophe pour que je n’aie pas essayé d’en éclaircir les ténèbres et d’en exposer les détails. Si Bonaparte n’eût pas tué le duc d’Enghien, s’il m’eût de plus en plus rapproché de lui (et son penchant l’y portait), qu’en fût-il résulté pour moi ? Ma carrière littéraire était finie ; entré de plein saut dans la carrière politique, où j’ai prouvé ce que j’aurais pu par la guerre d’Espagne, je serais devenu riche et puissant. La France aurait pu gagner à ma réunion avec l’empereur ; moi, j’y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir quelques idées de liberté et de modération dans la tête du grand homme ; mais ma vie, rangée parmi celles qu’on appelle heureuses, eût été privée de ce qui en a fait le caractère et l’honneur : la pauvreté, le combat et l’indépendance.


Enfin, le principal accusé se lève après tous les autres ; il ferme la marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu’un juge fasse comparaître devant lui le nommé Bonaparte, comme le capitaine instructeur fit comparaître devant lui le nommé d’Enghien ; supposons que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous reste ; comparez et lisez :

À lui demandé ses nom et prénoms ?

— A répondu se nommer Napoléon Bonaparte.

À lui demandé où il a résidé depuis qu’il est sorti de France ?

— A répondu : Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à Sainte-Hélène.

À lui demandé quel rang il occupait dans l’armée ?