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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en Amérique et une société mourante en Europe ; entre les forêts du Nouveau-Monde et les solitudes de l’exil : je n’avais pas compté quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s’étaient déjà épuisés avec elle. À la distance où je suis maintenant de leur apparition, il me semble que, descendu aux enfers dans ma jeunesse, j’ai un souvenir confus des larves que j’entrevis errantes au bord du Cocyte : elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d’outre-tombe.


Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d’un second voyage qui devait durer neuf ans ; je n’avais à faire avant qu’un autre petit voyage en Allemagne : je courais à l’armée des princes, je revenais en courant pourfendre la Révolution ; le tout étant terminé en deux ou trois mois, je hissais ma voile et retournais au Nouveau Monde avec une révolution de moins et un mariage de plus.

Et cependant mon zèle surpassait ma foi ; je sentais que l’émigration était une sottise et une folie : « Pelaudé à toutes mains, dit Montaigne, aux Gibelins j’estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin. » Mon peu de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais : je nourrissais des scrupules, et, bien que résolu de me sacrifier à l’honneur, je voulus avoir sur l’émigration l’opinion de M. de Males-