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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

camp me remarqua ; quand la foule me couvrait, cet aide de camp essayait de m’entrevoir entre les personnages placés devant moi, et rentraînait le consul de mon côté. Ce jeu continua près d’un quart d’heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant toujours sans s’en douter. Je n’ai jamais pu m’expliquer ce qui avait frappé l’aide de camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu’il n’avait jamais vu ? Voulait-il, s’il savait qui j’étais, forcer Bonaparte à s’entretenir avec moi ? Quoi qu’il en soit, Napoléon passa dans un autre salon. Satisfait d’avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je me retirai. À la joie que j’ai toujours éprouvée en sortant d’un château, il est évident que je n’étais pas fait pour y entrer.

Retourné à l’hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis : « Il faut qu’il y ait quelque chose d’étrange que nous ne savons pas, car Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d’être malade. » M. Bourrienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les dates ; voici sa phrase : « En revenant de chez le premier consul, M. de Chateaubriand déclara à ses amis qu’il avait remarqué chez le premier consul une grande altération et quelque chose de sinistre dans le regard.[1] »

Oui, je le remarquai : une intelligence supérieure n’enfante pas le mal sans douleur, parce que ce n’est pas son fruit naturel, et qu’elle ne devait pas le porter.

Le surlendemain, 21 mars[2], je me levai de bonne heure, pour un souvenir qui m’était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir un hôtel au coin de

  1. Mémoires de M. de Bourrienne, tome V, p. 348.
  2. Ici encore le manuscrit dit à tort : le 20 mars.