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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Ma mort serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d’autres, et pour moi le plus grand des biens.

« Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon frère :


« Je péris la dernière et la plus misérable !

« Oh ! pourquoi n’ai-je pas le courage de mourir ? Cette maladie, que j’avais presque la faiblesse de craindre, s’est arrêtée, et peut-être suis-je condamnée à vivre longtemps : il me semble cependant que je mourrais avec joie :


« Mes jours ne valent pas qu’il m’en coûte un soupir.

« Personne n’a plus que moi à se plaindre de la nature : en me refusant tout, elle m’a donné le sentiment de tout ce qui me manque. Il n’y a pas d’instant où je ne sente le poids de la complète médiocrité à laquelle je suis condamnée. Je sais que le contentement de soi et le bonheur sont souvent le prix de cette médiocrité dont je me plains amèrement ; mais en n’y joignant pas le don des illusions la nature en a fait pour moi un supplice. Je ressemble à un être déchu qui ne peut oublier ce qu’il a perdu, qui n’a pas la force de le regagner. Ce défaut absolu d’illusion, et par conséquent d’entraînement, fait mon malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me juger et je vois mes amis tels qu’ils sont. Je n’ai de prix que par une extrême bonté qui n’a assez d’activité, ni