sur elle-même, elle n’avait pas la force de se porter. Ce spectre plaintif s’assit un moment sur une pierre, dans la solitude riante de Savigny : tant de cœurs l’y avaient reçue avec joie ! ils l’auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité d’existence ! Mais le cœur de Lucile ne pouvait battre que dans un air fait exprès pour elle et qui n’avait point été respiré. Elle dévorait avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel l’avait placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir ? Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature pâtissante et un principe éternel ?
Ma sœur n’était point changée ; elle avait pris seulement l’expression fixe de ses maux : sa tête était un peu baissée, comme une tête sur laquelle les heures
je me livrai quand elle me retira sa parole, en me disant qu’elle ne serait jamais à moi. Je n’oublierai jamais l’expression de douleur, de regret, d’effroi, qui était sur sa figure lorsqu’elle vint m’éclairer sur l’escalier. Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, et ses réponses pleines de tendresse et de reproches, sont des choses qui ne peuvent se rendre. L’idée que je la voyais pour la dernière fois (présage qui s’est vérifié) se présenta à moi tout à coup et me causa une angoisse de désespoir absolument insupportable. Quand je fus dans la rue (il pleuvait beaucoup) je fus saisi encore par je ne sais quoi de plus poignant et de plus déchirant que je ne puis l’exprimer.
« Devais-je imaginer que, l’ayant tant pleurée vivante, je fusse destiné à la pleurer morte !
« Quelle pensée ! Ce visage céleste, si noble et si beau, ces yeux admirables où il ne se peignait que des mouvements d’amour épuré, de vertu et de génie, ces yeux les plus beaux que j’aie vus, sont aujourd’hui la proie des vers !… » — Et le cri de douleur du poète s’achève en une prière : « Écrions-nous donc avec Bossuet : Oh ! que nous ne sommes rien ! et demandons à Dieu la grâce d’une bonne mort. » — Voir, sur cet épisode, le Chênedollé de Sainte-Beuve, et Lucile de Chateaubriand, par Anatole France.