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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

l’ordre physique produit par le désordre moral, l’unité sortie du gouvernement de la multitude, l’échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l’humanité.

J’assistai, en 1801, à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle était bizarre : par un travestissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu’ils n’étaient pas : chacun portait son nom de guerre ou d’emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu’ils sont masqués. L’un était réputé Italien ou Espagnol, l’autre Prussien ou Hollandais : j’étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son fils, le père pour l’oncle de sa fille ; le propriétaire d’une terre n’en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux sortirent de leur cloître et que l’ancienne société fut envahie par la nouvelle : celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à son tour.

Cependant le monde ordonné commençait à renaître ; on quittait les cafés et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa famille ; on recomposait son héritage en en rassemblant les débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et l’on fait le compte de ce que l’on a perdu. Ce qui demeurait d’églises entières se rouvrait : j’eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se retiraient, des générations impériales qui s’avançaient. Des généraux de la réquisi-