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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout de quelques jours, je louai un entre-sol rue de Lille, du côté de la rue des Saints-Pères.

J’avais apporté le Génie du christianisme et les premières feuilles de cet ouvrage, imprimées à Londres. On m’adressa à M. Migneret[1], digne homme, qui consentit à se charger de recommencer l’impression interrompue et à me donner d’avance quelque chose pour vivre. Pas une âme ne connaissait mon Essai sur les révolutions, malgré ce que m’en avait mandé M. Lemierre. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de Sales, qui venait de publier son Mémoire en faveur de Dieu, et je me rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de Grenelle-Saint-Germain, près de l’hôtel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de son concierge : Ici on s’honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s’il vous plaît. Je montai : M. Ginguené, qui me reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu’il était et avait été. Je me retirai humblement, et n’essayai pas de renouer des liaisons si disproportionnées.

Je nourrissais toujours au fond du cœur les regrets et les souvenirs de l’Angleterre ; j’avais vécu si longtemps dans ce pays que j’en avais pris les habitudes : je ne pouvais me faire à la saleté de nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à notre bruit, à notre familiarité, à l’indiscrétion de notre bavardage : j’étais Anglais de manières, de goût et, jusqu’à un certain point, de pensées ; car si, comme on le prétend, lord Byron s’est inspiré quel-

  1. Il avait sa librairie rue Jacob, no 1186. On numérotait alors les maisons par quartier et non par rue.