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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

de ses pensées, la logique de ses raisonnements, subitement illuminés d’éclairs d’éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.

J’apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George III arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot d’étain avec les fermiers du voisinage ; il franchissait les vilaines cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes à cheval ; c’était là le maître des rois de l’Europe, comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l’Inde. M. Pitt, en habit noir, épée à poignée d’acier au côté, chapeau sous le bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désœuvrés : laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au vent, la figure pâle.

Ce grand financier n’avait aucun ordre chez lui ; point d’heures réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait résoudre à faire l’addition d’un mémoire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne voulait être que William Pitt.

Lord Liverpool, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa campagne : en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l’homme d’État qui avait mis l’Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous les milliards de la terre.

George III survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la