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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

« Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune. »

Shakespeare aurait eu beaucoup d’amours, si l’on en comptait un par sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans cesser d’être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s’adresse en vers charmants était-elle fière et heureuse d’être l’objet des sonnets de Shakspeare ? On peut en douter : la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme ; ils la parent et ne peuvent l’embellir.

« Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort, dit le tragique anglais à sa maîtresse. Si vous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a tracés ; je vous aime tant que je veux être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez être malheureuse. Oh ! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand peut-être je ne serai plus qu’une masse d’argile, ne redites pas même mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie[1]. »

Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus à l’amour qu’il ne croyait à autre chose : une femme pour lui était un oiseau, une brise, une fleur, chose qui charme et passe. Par l’insouciance ou l’ignorance de sa renommée, par son état, qui le jetait à l’écart de la société, en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir rapide et doux.

  1. C’est la traduction abrégée du sonnet LXXI de Shakespeare. Chateaubriand n’a traduit ni les trois premiers, ni les deux derniers vers.