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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par derrière : « De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. — Alors ce n’est rien, répondit Montlosier : monsieur, retirez votre botte. »

Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme, passa en Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés où j’avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction du Courrier français[1]. Outre son journal, il écrivait des ouvrages physico-politico-philosophiques : il prouvait dans l’une de ces œuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du corps pour s’évaporer et retourner au ciel bleu ; comme j’aime beaucoup le bleu, j’étais tout charmé.

Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d’idées disparates ; mais s’il parvient à les dégager de leur délivre, elles sont quelquefois belles, surtout énergiques : antiprêtre comme noble, chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles, il eût été, sous le paganisme, chaud partisan de l’indépendance en théorie et de l’esclavage en pratique, faisant jeter l’esclave aux murènes, au nom de la liberté du genre humain. Brise-raison,

  1. Ou plutôt, comme on l’a vu tout à l’heure, le Courrier de Londres. Ce journal auquel collaboraient Malouet, Lally-Tolendal et Mallet du Pan, était d’un ton assez modéré. Le comte d’Artois, qui le goûtait médiocrement, dit un jour à Montlosier : « Vous écrivez quelquefois des sottises. — J’en entends si souvent ! » répliqua celui que Chateaubriand appellera tout à l’heure son Auvernat fumeux.