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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Bientôt elle a repris : « Mylord, je vous parle à présent dans la langue que j’essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse : excusez-moi. Mes enfants sont fils de l’amiral Sulton, que j’épousai trois ans après votre départ d’Angleterre. Mais aujourd’hui je n’ai pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de revenir. » Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la reconduire à sa voiture. Elle tremblait, et je serrai sa main contre mon cœur.

Je me rendis le lendemain chez lady Sulton ; je la trouvai seule. Alors commença entre nous la série de ces vous souvient-il, qui font renaître toute une vie. À chaque vous souvient-il, nous nous regardions ; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et l’étendue du chemin parcouru. J’ai dit à Charlotte : « Comment votre mère vous apprit-elle… ? » Charlotte rougit et m’interrompit vivement : « Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux enfants de l’amiral Sulton : l’aîné désirerait passer à Bombay. M. Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami ; il pourrait emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et j’aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant. » Elle appuya sur ces derniers mots.

« Ah ! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous ? Quel bouleversement de destinées ! Vous qui avez reçu à la table hospitalière de votre père un pauvre banni ; vous qui n’avez point dédaigné ses souffrances ; vous qui peut-être aviez pensé à l’élever jusqu’à un rang glorieux et inespéré, c’est vous qui réclamez sa protection dans votre pays ! Je verrai