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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Grande-Bretagne, je serais devenu un gentleman chasseur : pas une seule ligne ne serait tombée de ma plume ; j’eusse même oublié ma langue, car j’écrivais en anglais, et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition ? Si je pouvais mettre à part ce qui m’a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. L’Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, que m’eût fait tout cela ? Je n’aurais pas eu chaque matin à pallier des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j’aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? Dépasserai-je ma tombe ? Si je vais au delà, y aura-t-il dans la transformation qui s’opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m’entendre ? Ne serai-je pas un homme d’autrefois, inintelligible aux générations nouvelles ? Mes idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante : « Poeta fui e cantai : Je fus poète, et je chantai[1] ? »


Revenu à Londres, je n’y trouvai pas le repos : j’avais fui devant ma destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects, de ma reconnaissance, d’éprouver une sorte de refus de l’homme inconnu qu’elle avait accueilli,

  1. Inferno, ch. I.