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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tures. Collinet et la musique d’Almack’s enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances rêveuses des ladies pensivement dansantes. L’opposition et la majorité ministérielles avait fait trêve : lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m’a fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne savait pas, en 1793, qu’il existait non loin de lui un futur ministre, lequel, en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d’un cimetière pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd’hui d’avoir essayé du naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société, comme je m’applaudis d’avoir rencontré, dans les temps de prospérité, l’injustice et la calomnie. J’ai profité à ces leçons : la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d’enfant.

J’étais l’homme aux quarante écus ; mais le niveau des fortunes n’étant pas encore établi, et les denrées n’ayant pas baissé de valeur, rien ne fit contre-poids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double fléau de la chouannerie et de la Terreur. Je ne voyais plus devant moi que l’hôpital ou la Tamise.

Des domestiques d’émigrés, que leurs maîtres ne pouvaient plus nourrir, s’étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs maîtres. Dieu sait la chère-lie que l’on faisait à ces tables d’hôtes ! Dieu sait aussi la politique qu’on y entendait ! Toutes les victoires de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard on doutait d’une restau-