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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était dangereuse[1].

Ce nouveau malheur m’obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s’était refusé à recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que je n’avais pas voulu accepter le schelling aumôné par jour aux émigrés : j’écrivis à M. de Barentin[2] et lui révélai la situation de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l’emmenèrent à la campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée ; il me sembla voir tout l’or du Pérou : le denier des prisonniers de France nourrit le Français exilé.

Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l’impression fut suspendue. Privé de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d’une guinée par mois ; je payai le terme échu et m’en allai. Au-dessous des émigrés indigents qui m’avaient d’abord servi de patrons à Londres, il y en avait d’autres, plus néces-

  1. « M. de Chateaubriand m’a montré la maison où se passa ce triste drame d’un suicide ébauché : « Là, me dit-il, mon ami a voulu se tuer, et j’ai failli mourir de faim. » Puis il me faisait remarquer en souriant son lourd et brillant costume d’ambassadeur, car nous allions à Carlton-House, chez le roi. » (Chateaubriand et son temps, par le comte de Marcellus, p. 99).
  2. Charles-Louis-François de Barentin (1739-1819). Ce fut lui qui, comme garde des sceaux, ouvrit les États-Généraux le 5 mai 1789. Dénoncé par Mirabeau, dans la séance du 15 juillet, comme ennemi du peuple, il émigra et ne revint en France qu’après le 18 brumaire.