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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

poète trouvait seules dignes de la vie : Vitâ dignior ætas. Ce qui enchante dans l’âge des liaisons devient dans l’âge délaissé un objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des mois riant à la terre ; on le craint plutôt : les oiseaux, les fleurs, une belle soirée de la fin d’avril, une belle nuit commencée le soir avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première hirondelle, ces choses que donnent le besoin et le désir du bonheur, vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne sont plus pour vous : la jeunesse qui les goûte à vos côtés, et qui vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux comprendre la profondeur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la laideur de vos misères. Vous n’êtes plus qu’une tache dans cette nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence, par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer. Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit à la douloureuse mémoire de vos plaisirs.

Le paquebot sur lequel je m’embarquai était encombré de familles émigrées. J’y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collègue de mon frère au parlement de Bretagne, homme d’esprit et de goût dont j’aurai trop à parler[1]. Un officier de marine jouait

  1. François-Marie-Anne-Joseph Hingant de la Tiemblais, fils de messire Hyacinthe-Louis Hingant, seigneur de la Tiemblais et de Juigné-sur-Loire, et de Jeanne-Émilie Chauvel, né à Di-