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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mon oncle de Bedée ; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui dont j’ai raconté les vertus ; comme il mordait tout le monde et qu’il était galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgré sa noblesse. Madame de Bedée se persuada que des officiers anglais, charmés de la beauté d’Azor, l’avaient volé, et qu’il vivait comblé d’honneurs et de dîners dans le plus riche château des trois royaumes. Hélas ! notre hilarité présente ne se composait que de notre gaieté passée. En nous retraçant les scènes de Monchoix, nous trouvions le moyen de rire à Jersey. La chose est assez rare, car dans le cœur humain les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les chagrins y conservent : les joies nouvelles ne rendent point le printemps aux anciennes joies, mais les douleurs récentes font reverdir les vieilles douleurs.

Au surplus, les émigrés excitaient alors la sympathie générale ; notre cause paraissait la cause de l’ordre européen : c’est quelque chose qu’un malheur honoré, et le nôtre l’était.

M. de Bouillon[1] protégeait à Jersey les réfugiés français : il me détourna du dessein de passer en Bre-

  1. Philippe d’Auvergne, prince de Bouillon, né à Jersey en 1754, mort à Londres en 1816. Fils d’un pauvre lieutenant de la marine britannique, Charles d’Auvergne, il avait été adopté par le duc Godefroy de Bouillon, qui voyait sa race menacée de s’éteindre. Philippe d’Auvergne se prêta avec un indéniable courage, à l’aventure qui l’avait changé en prince. S’il lui arriva parfois d’amoindrir, par des minuties d’étiquette, la valeur d’un dévouement entier à ses compatriotes d’adoption, il ne faillit jamais au devoir de soutenir avec énergie, devant les gouverneurs anglais de l’île, la cause des malheureux réfugiés. Rien d’ailleurs de ce qui fait les meilleurs romans ne manque à son inconcevable carrière, ni les pages d’amour, ni les heures de prison, ni la fin mystérieuse. — Voy. Le Dernier prince de