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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

démentir sa rudesse, donne à Jersey du miel exquis, de la crème d’une douceur extraordinaire et du beurre d’un jaune foncé, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre présume que le pommier nous vient de Jersey ; il se trompe : nous tenons la pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse, le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Césaronte, la châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre.

J’eus un grand plaisir à sortir aux premiers jours de mai. Le printemps conserve à Jersey toute sa jeunesse ; il pourrait encore s’appeler primevère comme autrefois, nom qu’en devenant vieux il a laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne.

Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry ; c’est toujours vous raconter la mienne :

« Après vingt-deux ans de combats, la barrière d’airain qui fermait la France fut forcée : l’heure de la Restauration approchait ; nos princes quittèrent leurs retraites. Chacun d’eux se rendit sur différents points des frontières, comme ces voyageurs qui cherchent, au péril de leur vie, à pénétrer dans un pays dont on raconte des merveilles. Monsieur partit pour la Suisse ; monseigneur le duc d’Angoulême pour l’Espagne et son frère pour Jersey. Dans cette île, où quelques juges de Charles Ier moururent ignorés de la terre, monseigneur le duc de Berry retrouva des royalistes français, vieillis dans l’exil et oubliés pour leurs vertus, comme jadis les régicides anglais pour leur crime. Il rencontra de vieux prêtres, désormais consacrés à la solitude ; il réalisa avec eux la fiction du poète qui fait aborder un