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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

l’air. Arrangé de la sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche que j’étais de dix-huit livres tournois ; tout cela pour la plus grande gloire de la monarchie. Ferron, qui m’avait prêté mes six petits écus de trois francs, étant attendu à Luxembourg, me quitta.


En sortant d’Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de quatre sous, et me déposa à cinq lieues de là sur un tas de pierres. Ayant sautillé quelques pas à l’aide de ma béquille, je lavai le linge de mon éraflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite vérole était complétement sortie, et je me sentais soulagé. Je n’avais point abandonné mon sac, dont les bretelles me coupaient les épaules.

Je passai une première nuit dans une grange, et ne mangeai point. La femme du paysan, propriétaire de la grange, refusa le loyer de ma couchée ; elle m’apporta, au lever du jour, une grande écuelle de café au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoins par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac ; ils étaient aussi fort malades. Nous rencontrâmes des villageois, de charrettes en charrettes, nous gagnâmes pendant cinq jours assez de chemin dans les Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixième jour, je me trouvai seul. Ma petite vérole blanchissait et s’aplatissait.

Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps, j’aperçus une famille de bohé-