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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

à Paris et s’enferma dans une bibliothèque : on lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres ; il s’occupait de recherches historiques. Pendant sa vie, qui fut courte, il écrivait chaque premier de janvier à sa mère, seul signe d’existence qu’il ait jamais donné. Singulière destinée ! Voilà mes deux oncles, l’un érudit et l’autre poète ; mon frère aîné faisait agréablement des vers ; une de mes sœurs, madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poésie : une autre de mes sœurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait être connue par quelques pages admirables ; moi, j’ai barbouillé force papier. Mon frère a péri sur l’échafaud, mes deux sœurs ont quitté une vie de douleur après avoir langui dans les prisons ; mes deux oncles ne laissèrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil ; les lettres ont causé mes joies et mes peines, et je ne désespère pas, Dieu aidant, de mourir à l’hôpital.

Ma grand’mère, s’étant épuisée pour faire quelque chose de son fils aîné et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, René, mon père, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semé l’or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommière les riches abbayes qu’elle avait fondées et qui entombaient[1] ses

    à la lettre, pas maître chez lui ; il mourut insolvable, et ma grand’mère n’osa prendre sa chétive succession que sous bénéfice d’inventaire. Les paysans s’assemblèrent, déclarèrent qu’on faisait injure à la mémoire de leur curé, et se chargèrent d’acquitter ses dettes ; en conséquence, ils l’enterrèrent à leurs frais, liquidèrent sa succession et envoyèrent à sa famille le peu qu’il avait laissé. »

  1. Chateaubriand a francisé ici un vers de Shakespeare, qui a dit dans un de ses sonnets :
    When you entombed, in men’ eyes, shall lie
    Your monument shall be my gentle verse.