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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

notre voile. Des deux côtés nous avions de hautes terres chargées de forêts ; le feuillage offrait toutes les nuances imaginables : l’écarlate fuyant sur le rouge, le jaune foncé sur l’or brillant, le brun ardent sur le brun léger, le vert, le blanc, l’azur, lavés en mille teintes plus ou moins faibles, plus ou moins éclatantes. Près de nous c’était toute la variété du prisme ; loin de nous, dans les détours de la vallée, les couleurs se mêlaient et se perdaient dans des fonds veloutés. Les arbres harmoniaient ensemble leurs formes ; les uns se déployaient en éventail, d’autres s’élevaient en cônes, d’autres s’arrondissaient en boule, d’autres étaient taillés en pyramide : mais il faut se contenter de jouir de ce spectacle sans chercher à le décrire.

Midi.

Il est impossible de remonter plus haut en canot ; il faut maintenant changer notre manière de voyager ; nous allons tirer notre canot à terre, prendre nos provisions, nos armes, nos fourrures pour la nuit, et pénétrer dans les bois.

Trois heures.

Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création telle qu’elle sortit des mains de Dieu ? Le jour, tombant d’en haut à travers un voile de feuillage, répand dans la profondeur du bois une demi-lumière changeante et mobile qui donne aux objets une grandeur fantastique. Partout il faut franchir des arbres abattus, sur lesquels s’élèvent d’autres générations d’arbres. Je cherche en vain une issue dans ces solitudes ; trompé par un jour plus vif, j’avance à travers les herbes, les mousses, les lianes, et l’épais humus composé des débris des végétaux ; mais je n’arrive qu’à une clairière formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt redevient plus sombre ; l’œil n’aperçoit que des troncs de chênes et de noyers qui se succèdent les uns aux autres, et qui semblent se serrer en s’éloignant : l’idée de l’infini se présente à moi.

Six heures.

J’avais entrevu de nouveau une clarté et j’avais marché vers elle. Me voilà au point de lumière : triste champ plus mélancolique que les forêts qui l’environnent ! Ce champ est un ancien cimetière indien. Que je me repose un instant dans cette double solitude de la mort et de la nature : est-il un asile où j’aimasse mieux dormir pour toujours ?