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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

littéraire ; il n’y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préfère l’ambassadeur de Louis XVIII à l’auteur du Génie du christianisme. Je verrai comment la chose tournera après ma mort, ou quand j’aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes[1] auprès de George IV[2], succession aussi bizarre que le reste de ma vie.

Arrivé à Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs est de laisser ma voiture au coin d’un square, et d’aller à pied parcourir les ruelles que j’avais jadis fréquentées, les faubourgs populaires et à bon marché, où se réfugie le malheur sous la protection d’une même souffrance, les abris ignorés que je hantais avec mes associés de détresse, ne sachant si j’aurais du pain le lendemain, moi dont trois ou quatre services couvrent aujourd’hui la table. À toutes ces portes étroites et indigentes qui m’étaient autrefois ouvertes, je ne rencontre que des visages étrangers. Je ne vois plus errer mes compatriotes, reconnaissables à leurs gestes, à leur manière de marcher, à la forme et à la vétusté de leurs habits. Je n’aperçois plus ces prêtres martyrs portant le petit collet, le grand chapeau à trois cornes, la longue redingote noire usée, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bordées de palais ont été percées, des ponts bâtis, des promenades plantées : Regent’s-Park occupe, auprès de Portland-Place, les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un ci-

  1. M. Decazes, le 17 février 1820, avait quitté le ministère pour l’ambassade de Londres (avec le titre de duc), et il avait conservé cette ambassade jusqu’au 9 février 1822.
  2. George IV, né en 1762, mort en 1830. Appelé à la régence en 1811, lorsque son père fut tombé en démence, il ne prit le titre de roi qu’en 1820.