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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

moyen âge se trouvaient réunis dans une succession d’hommes extraordinaires.

La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti. Les sillons creusés par la petite vérole sur le visage de l’orateur avaient plutôt l’air d’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion.

Mirabeau tenait de son père[1] et de son oncle[2] qui, comme Saint-Simon, écrivaient à la diable des pages immortelles. On lui fournissait des discours pour la tribune : il en prenait ce que son esprit pouvait amalgamer à sa propre substance. S’il les adoptait en

  1. Victor Riqueti, marquis de Mirabeau, né le 5 octobre 1715 à Pertuis (Provence). Il prenait le titre de l’Ami des hommes, du titre de son principal ouvrage, paru en 1756. Il mourut la veille même de la prise de la Bastille, le 13 juillet 1789.
  2. Jean-Antoine-Joseph-Charles-Elzéar de Riqueti, né à Pertuis, comme son frère, le 8 octobre 1717. Il prit le titre de bailli en 1763, en devenant grand-croix de l’ordre de Malte. À partir de ce moment, il n’est plus appelé que le bailli de Mirabeau. Il mourut à Malte en 1794. Ainsi que l’Ami des hommes, le bailli était, lui aussi, une façon de Saint-Simon. Chateaubriand n’a rien exagéré, quand il a dit des deux frères : « qu’ils écrivaient à la diable des pages immortelles ». (Voir les belles études sur les Mirabeau, par Louis de Loménie, tomes I et II.)