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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

avec personne. Il demeurait rue des Fossés-Montmartre ; j’allais tous les jours dîner chez lui à trois heures ; nous nous quittions ensuite, et nous ne nous revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n’était plus à Paris. Je passai deux ou trois fois devant l’hôtel de madame de Chastenay, sans oser demander au suisse ce qu’elle était devenue.

L’automne commençait. Je me levais à six heures ; je passais au manège ; je déjeunais. J’avais heureusement alors la rage du grec : je traduisais l’Odyssée et la Cyropédie jusqu’à deux heures, en entremêlant mon travail d’études historiques. À deux heures je m’habillais, je me rendais chez mon frère ; il me demandait ce que j’avais fait, ce que j’avais vu ; je répondais : « Rien. » Il haussait les épaules et me tournait le dos.

Un jour, on entend du bruit au dehors ; mon frère court à la fenêtre et m’appelle : je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j’étais étendu au fond de la chambre. Mon pauvre frère me prédit que je mourrais inconnu, inutile à moi et à ma famille.

À quatre heures, je rentrais chez moi ; je m’asseyais derrière ma croisée. Deux jeunes personnes de quinze ou seize ans venaient à cette heure dessiner à la fenêtre d’un hôtel bâti en face, de l’autre côté de la rue. Elles s’étaient aperçues de ma régularité, comme moi de la leur. De temps en temps elles levaient la tête pour regarder leur voisin ; je leur savais un gré infini de cette marque d’attention : elles étaient ma seule société à Paris.

Quand la nuit approchait, j’allais à quelque spectacle ; le désert de la foule me plaisait, quoiqu’il m’en