Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/185

Cette page a été validée par deux contributeurs.
121
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

atteintes de mon génie, car j’en puis parler comme d’un mal, quel qu’ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d’un autre mot pour m’exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j’eusse été plus heureux : celui qui, sans m’ôter l’esprit, fût parvenu à tuer ce qu’on appelle mon talent, m’aurait traité en ami.

Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. d’Hector, j’entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes et causer des pays qu’ils avaient parcourus : l’un arrivait de l’Inde, l’autre de l’Amérique ; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse[1] dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J’écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole ; mais la nuit suivante, plus de sommeil : je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues.

Quoi qu’il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m’empêchait d’aller rejoindre les miens. J’aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d’indépendance ne m’eût

  1. La Pérouse (Jean-François de Galaup, comte de), né au Gua, près d’Albi, en 1741, mort près de l’île Vanikoro à une époque incertaine, mais vraisemblablement dans le courant de l’année 1788. C’est à Brest qu’il prit la mer, le 1er  août 1785, avec les frégates la Boussole et l’Astrolabe, emportant les instructions que Louis XVI, d’une main savante, avait rédigées pour lui. Tous deux, hélas ! allaient périr et disparaître presque à la même heure : le marin au sein de la nuit et des tempêtes de l’Océan, le roi au milieu des orages plus terribles encore de la Révolution.