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celles qu’il inventait pour assouvir sa haine ; il se félicita de pouvoir faire partager à Céluta ces tourments de jalousie qu’il avait connus pour elle. La rencontre de René et de Mila fut représentée à la chaste sœur d’Outougamiz comme l’infidélité de l’homme qu’elle aimait. Céluta pleura, et cacha ses larmes.

Cependant Céluta était mère ; l’épouse féconde n’assurait-elle pas les droits de l’amante ? Lorsque René eut la certitude que sa femme portait un enfant dans son sein, il s’approcha d’elle avec un saint respect ; il la pressa doucement de peur de la blesser : « Femme, lui dit-il, le ciel a béni tes entrailles ! »

Céluta répondit : « Je n’ai pas osé faire des vœux avant vous pour l’enfant que le Grand-Esprit m’a donné. Je ne suis que votre servante : mon devoir est de nourrir votre fils ou votre fille, je tâcherai d’y être fidèle. »

Le front du frère d’Amélie s’obscurcit. « Nourrir mon fils ou ma fille ! dit-il avec un sourire amer : sera-t-il plus heureux que moi ? sera-t-elle plus heureuse que ma sœur ? Qui aurait dit que j’eusse donné la vie à un homme ? » Il sortit, laissant Céluta dans une inexprimable douleur.

Ondouré poursuivait ses projets : malgré l’autorité d’Adario et de Chactas, il avait rétabli dans toute leur puissance les Allouez, gardes dévoués au despotisme des anciens Soleils ; il avait dépêché des messagers, avec des ordres secrets, pour toutes les nations indiennes. Plus que jamais il trompait le commandant du fort Rosalie à l’aide de fausses confidences : il lui faisait dire par Fébriano que sans l’opposition d’Adario, de Chactas et de René il serait entièrement maître du conseil des Natchez ; que ces trois ennemis du nom français l’empêchaient de tenir sa promesse. Ondouré invitait Chépar à les enlever quand il lui en donnerait le signal. Par cette politique, il avait le double dessein de livrer ses adversaires aux étrangers, et de soulever les Natchez contre ces mêmes étrangers, lorsque ceux-ci se seraient portés à quelque violence contre deux sachems idoles de leur patrie.

Il fallait néanmoins ne rien précipiter ; il fallait que toutes les forces des Indiens fussent secrètement rassemblées, afin de frapper sûrement le dernier coup. Il était en même temps aussi difficile de modérer ces éléments de discorde que de les faire agir de concert. Les trêves, sans cesse renouvelées, suspendaient à peine des hostilités toujours prêtes à renaître : les Français et les Natchez s’exerçaient aux armes, en cultivant ensemble les champs où ils se devaient exterminer.

Plusieurs mois étaient nécessaires à Ondouré pour l’exécution de son vaste plan. Chépar, de son côté, n’avait point encore reçu tous les secours qu’il attendait. Une paix forcée par la position des chefs régnait donc dans la colonie ; les Indiens, en attendant l’avenir, s’occupaient de leurs travaux et de leurs fêtes.

Mila, ayant des liens de famille avec Céluta, vint remercier celui qu’elle appelait son libérateur. Elle lui apporta une gerbe de maïs qui ressemblait à une quenouille chargée d’une laine dorée : « Voilà, lui dit-elle, tout ce que je te puis donner, car je ne suis pas riche. » René accepta l’offrande.

Céluta sentit ses yeux se remplir de larmes, mais elle reçut sa jeune parente avec son inaltérable douceur ; elle caressa même avec bonté l’aimable enfant, qui lui demanda si elle assisterait à la moisson de la folle-avoine[1]. Céluta lui dit qu’elle s’y trouverait. Mila sortit pleine de joie, en voyant René tenir encore dans sa main la gerbe de maïs.

Depuis le jour où le capitaine d’Artaguette avait ramené aux Natchez les infortunés amis, il était allé à la Nouvelle-Orléans voir son frère, le général Diron d’Artaguette, et le jeune conseiller Harlay, qui devait épouser Adélaïde, fille du gouverneur de la Louisiane. Il revint au fort Rosalie la veille de la moisson annoncée par Mila. Il avait appris le mariage du frère d’Amélie avec Céluta : la reconnaissance que le capitaine devait à cette belle sauvage, le tendre penchant qui l’entraînait vers elle, l’estime qu’il sentait pour René, le conduisirent à la cabane des nouveaux époux. Il trouva la famille réunie prête à partir pour la moisson : Chactas, Adario, Céluta, René, Outougamiz, rétabli dans toute sa force, Outougamiz qui avait oublié ce qu’il avait fait et qui fuyait lorsque René racontait les prodiges de sa délivrance.

D’Artaguette fut reçu avec la plus touchante hospitalité par Céluta, qui l’appelait son frère. Outougamiz lui dit : « Céluta t’a sauvé, tu as sauvé mon ami : je t’aime, et si nos nations combattent encore, ma hache se détournera de toi. » René proposa au capitaine d’assister à la fête de la moisson : « Très volontiers, » répondit d’Artaguette. Ses regards ne se pouvaient détacher de Céluta, dont une secrète langueur augmentait la beauté.

On s’embarque dans des canots, sur la rivière qui coulait au bas de la colline où la cabane de René était bâtie. On remonte le courant pour arriver au lieu de la moisson. Les chênes-saules dont la rivière était bordée y répandaient l’ombre ; les pirogues s’ouvraient un chemin à travers les plantes qui couvraient de feuilles et de fleurs la surface de l’eau. Par intervalles, l’œil pénétrait la profondeur des flots roulant sur des sables d’or, ou sur des lits ve-

  1. Sorte de riz qui croît dans les rivières.