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qu’arrosait une rivière tributaire du Meschacebé. Quand l’ouvrage fut fini, on découvrait de la porte de la nouvelle cabane les prairies du vallon entrecoupées d’arbustes à fleurs ; une forêt, vieille comme la terre, couvrait les collines, et dans l’épaisseur de cette forêt tombait un torrent.

Des danses et des jeux signalèrent le jour du mariage. Placés au milieu d’un cercle de leurs parents, René et Céluta furent instruits de leurs devoirs : on conduisit ensuite les époux au toit qu’ils devaient habiter.

L’aurore les trouva sur le seuil de la cabane : Céluta, un bras jeté autour du cou de René, s’appuyait sur le jeune homme. Les yeux de l’Indienne, avec une expression de respect et de tendresse, cherchaient ceux de son époux. D’un cœur religieux et reconnaissant, elle offrait sa félicité au maître de la nature comme un don qu’elle tenait de lui : la rosée de la nuit remonte, au lever du soleil, vers le ciel dont elle est descendue.

Les regards distraits du frère d’Amélie se promenaient sur la solitude : son bonheur ressemblait à du repentir. René avait désiré un désert, une femme et la liberté : il possédait tout cela, et quelque chose gâtait cette possession. Il aurait béni la main qui du même coup l’eût débarrassé de son malheur passé et de sa félicite présente, si toutefois c’était une félicité.

Il essaya de réaliser ses anciennes chimères : quelle femme était plus belle que Céluta ? Il l’emmena au fond des forêts, et promena son indépendance de solitude en solitude ; mais quand il avait pressé sa jeune épouse contre son sein, au milieu des précipices, quand il l’avait égarée dans la région des nuages, il ne rencontrait point les délices qu’il avait rêvées.

Le vide qui s’était formé au fond de son âme ne pouvait plus être comblé. René avait été atteint d’un arrêt du ciel, qui faisait à la fois son supplice et son génie : René troublait tout par sa présence : les passions sortaient de lui et n’y pouvaient rentrer : il pesait sur la terre qu’il foulait avec impatience et qui le portait à regret.

Si l’impitoyable Ondouré avait pénétré dans le cœur du frère d’Amélie, s’il en avait connu toute la misère, s’il avait vu les alarmes de Céluta et l’espèce d’épouvante que lui inspirait son mari, l’union du couple infortuné n’aurait point fait sentir au sauvage les tourments qu’il éprouva lorsque la renommée lui apprit la nouvelle de cette union. Qu’importait à Ondouré d’avoir satisfait son ambition ? Céluta échappait à son amour ! René n’était point encore immolé à sa jalousie ! Les succès du détestable Indien lui coûtaient cher : il était obligé de subir la tendresse d’une femme odieuse ; il avait fait à Chépar des promesses qu’il ne pouvait ni ne voulait remplir. Comment perdre ces étrangers du fort Rosalie qui étaient devenus ses maîtres puisqu’ils possédaient une partie de son secret ? comment sacrifier ce rival, que les mauvais génies avaient envoyé aux Natchez pour le désespoir d’Ondouré ?

Plusieurs projets s’offrirent d’abord à la pensée de l’édile, mais les uns n’étaient pas assez sûrs, les autres n’enveloppaient pas assez de victimes. Le dégoût de l’état de nature, le désir de posséder les jouissances de la vie sociale, augmentaient le trouble des esprits d’Ondouré : il dévorait des regards tout ce qu’il apercevait dans les habitations des blancs ; on le voyait errer à travers les villages, l’air farouche, l’œil en feu, les lèvres agitées d’un mouvement convulsif.

Un jour qu’il promenait ainsi ses noires rêveries, il arrive à la cabane de René ; le frère d’Amélie parcourait alors les déserts avec Céluta. Mille passions, mille souvenirs accompagnés de mille desseins funestes, agitent le cœur d’Ondouré. Il fait d’abord à pas lents le tour de la hutte ; bientôt il heurte à la porte, l’ouvre et jette des regards sinistres dans l’intérieur du lieu. Il y pénètre, s’assied au foyer solitaire, comme ces génies du mal attachés à chaque homme, et qui, selon les Indiens, se plaisent à fréquenter les demeures abandonnées. Des lits de joncs, des armes européennes, quelques voiles de femme, un berceau, présent de la famille de Céluta, tout ce qui frappe la vue d’Ondouré accroît son supplice : « C’est donc ici qu’ils ont été heureux ! » murmure-t-il à voix basse. Son imagination s’égare ; il se lève, disperse les roseaux des couches et brise les armes dont il jette au loin les éclats. Les parures de Céluta appellent ensuite sa rage : il les soulève d’une main tremblante, les approche de sa bouche comme pour les couvrir de baisers, puis les déchire avec fureur. Déjà ses bras se levaient sur le berceau, lorsqu’il les laisse tout à coup retomber à ses côtés ; sa tête se penche sur sa poitrine, son front se couvre d’un nuage sombre ; le sauvage paraît travaillé par la conception douloureuse d’un crime.

C’en est fait ! les destinées de Céluta, les destinées du frère d’Amélie, les destinées des Français sont fixées ! Ondouré pousse un profond soupir, et souriant comme Satan à ses perversités : « Je te remercie, dit-il, ô Athaënsic ! tu m’as bien inspiré ! Génie de cette cabane, je te remercie ! tu m’as conduit ici pour me découvrir les moyens d’accomplir mes vengeances, d’atteindre à la fois le but de mes desseins divers. Oui, vous périrez, ennemis d’Ondouré ! et toi, Céluta !… » Il ne se révèle à lui-même toute l’horreur et toute l’étendue de son projet que par un cri qu’il pousse en sortant de la cabane. Ce