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de joie, saisit la main de son frère adoptif, la porte avec ardeur à ses lèvres, cherche à entraîner d’Artaguette vers la fontaine, en répétant le nom d’Outougamiz et de René. La troupe se hâte sur les pas de Céluta.

Bientôt on découvre deux hommes, ou plutôt deux spectres, l’un couché, l’autre debout, mais près de tomber ; on les environne. « Chasseurs, dit Outougamiz, je puis mourir à présent, prenez soin de mon ami ! » et il s’affaissa sur le gazon.

On croyait dans la colonie, comme aux Natchez, que René avait été brûlé par les Illinois. Les secours sont prodigués aux deux mourants : ce fut Céluta qui offrit les premiers aliments à son frère et à l’ami de son frère. D’Artaguette essayait de soutenir l’un et l’autre d’un bras encore mal assuré. Jacques, le grenadier attaché au généreux capitaine, est envoyé aux Natchez pour annoncer le retour miraculeux. Les guerriers et les femmes accourent les sachems les suivent. Déjà les Français avaient entrelacé des branches d’arbres sur lesquelles étaient déposés séparément les deux amis. Huit jeunes officiers portaient tour à tour les couches sacrées, comme ils auraient porté les trophées de l’honneur. Auprès de ces lits de feuillages marchaient Céluta, pleine d’un bonheur qu’elle n’osait croire, et d’Artaguette, dont le front pale annonçait qu’il manquait encore du sang à un noble cœur.

Ce fut dans cet ordre que la foule des Natchez rencontra la pompe triomphale de l’amitié, élevée par les mains de la vaillance. Les bois retentirent d’acclamations prolongées ; on se presse, on veut savoir jusqu’aux moindres circonstances d’une délivrance dont Outougamiz parle à peine, et que René ne peut encore raconter. Les jeunes gens serraient la main d’Outougamiz et se juraient les uns aux autres une amitié pareille dans l’adversité. Les sachems disaient à Adario et à Chactas qu’ils avaient d’illustres enfants : « C’est vrai, » répondaient les deux vieillards. Adario même était attendri.

Les femmes et les enfants caressaient Céluta ; Mila la voulait porter, bien qu’elle se sentît un peu triste au milieu de la joie. Dans l’effusion générale des cœurs, les militaires français avaient leur part des éloges. D’Artaguette disait à Céluta : « Ma sœur, votre frère soutient bien son rôle de libérateur. » René, qui entendit ces mots, murmura d’une voix mourante : « Vous ne savez rien ; Outougamiz ne vous apprendra pas ce qu’il a fait : c’est moi qui vous le dirai, si je vis. » Tous les yeux versaient aussi des larmes sur les jeunes Indiens qui s’étaient immolés au triomphe de l’amitié.

Ondouré et Akansie seuls n’étaient pas présents à cette scène : les méchants fuient comme un supplice le spectacle de la vertu récompensée. René fut déposé chez son père Chactas, mais Adario voulut qu’on portât son neveu Outougamiz et sa nièce Céluta à sa cabane, afin de prendre soin lui-même de ce couple qu’il reconnaissait digne de son sang.

Ondouré avait apaisé Akansie par ces mensonges, par ces serments et ces caresses que la passion trompée ne croit plus, mais auxquels elle se laisse aller comme à sa dernière ressource. Quand on a fait un pas dans le crime, on se persuade qu’il est impossible de reculer, et l’on s’abandonne à la fatalité du mal : la femme-chef se voyait forcée de servir les projets d’un scélérat, d’élever Ondouré jusqu’à elle pour se justifier de s’être abaissée jusqu’à lui. Le retour de René avait rallumé dans le cœur d’Ondouré les flammes de la jalousie ; déçu dans sa vengeance, il lui devenait plus que jamais nécessaire d’atteindre au rang suprême pour exécuter, comme souverain, le crime qu’il avait manqué comme sujet. Il alarme la femme-chef : « Il est possible, lui dit-il, que René m’ait vu lancer la flèche ; le seul moyen de dominer tous les périls est de s’élever au-dessus de tous les pouvoirs. Que je sois tuteur de votre fils ; que l’ancienne garde des Allouez soit rétablie, et je vous réponds de tout. » Akansie ne pouvait plus rien refuser ; elle avait livré sa vertu.

L’Indien, afin de mieux réussir dans ses desseins, s’adressa d’abord aux Français.

Traité rudement par Chépar, Fébriano avait repris peu à peu, à force d’humiliations, son ascendant sur le vieux militaire : la bassesse se sert des affronts qu’elle reçoit comme d’un marchepied pour s’élever. Mais le renégat sentait que son crédit était affaibli s’il ne parvenait à détruire par quelque service éclatant la fâcheuse impression qu’avaient laissée ses premiers conseils. Le gouverneur de la Louisiane avait témoigné son mécontentement au commandant du fort Rosalie, et dans la lettre où il lui annonçait l’envoi de troupes nouvelles, il l’invitait à réparer une imprudence dont souffrait la colonie.

Fébriano épiait donc l’occasion de regagner sa puissance, au moment où Ondouré cherchait le moyen de satisfaire son ambition. Ces deux traîtres, jadis compagnons de débauche, par une conformité de passions avaient conçu l’un et l’autre une haine violente contre René. L’homme sauvage alla trouver l’homme policé ; il lui parla de la mort du Soleil : « Dans les changements prêts à s’opérer aux Natchez, lui dit-il, si le commandant des Français me veut seconder, je lui ferai obtenir les concessions, objets de tant de troubles et de malheurs. »

Ravi d’une proposition qui le rendait important en le rendant utile, Fébriano court avertir Chépar :