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DEUXIÈME PARTIE


Lorsque Céluta rencontra les deux amis au bord de la fontaine, il y avait déjà plusieurs jours qu’elle était errante dans les bois. Une fièvre ardente l’avait saisie à la nouvelle de la captivité de René : le départ subit d’Outougamiz redoubla les maux de l’infortunée, car elle devina que son frère avait volé à la délivrance de son ami. Or, cette seconde victime n’aurait-elle pas été immolée à la rage des Illinois ?

La fille de Tabamica s’était obstinée à demeurer seule dans sa cabane. Un jour, couchée sur la natte de douleur, elle vit entrer Ondouré. Le succès de cet homme avait enflé son orgueil ; ses vices s’étaient augmentés de toute l’espérance de ses passions. Sûr maintenant d’Akansie, qui connaissait son crime et qui en profitait, Ondouré se croyait déjà maître du pouvoir absolu, sous le nom de tuteur du jeune Soleil : il songeait à rétablir l’ancienne tyrannie, et, après avoir trompé les Français, il se flattait de trouver quelque moyen de les perdre.

Une seule chose menaçait l’ambition du sauvage, c’était un sentiment plus fort que cette ambition même, c’était l’amour toujours croissant qu’il ressentait pour Céluta : la vanité blessée, la soif de la vengeance, la fougue des sens, avaient transformé cet amour en une sorte de frénésie, dont les accès pouvaient réveiller la jalousie de la Femme Chef.

Dans la première exaltation de son triomphe, Ondouré accourut donc à la demeure de la sœur d’Outougamiz. Il s’avança vers la couche où languissait la vierge solitaire. « Céluta, dit-il, réveille-toi ! » Et il lui secouait rudement la main. « Réveille-toi, voici Ondouré : n’es-tu pas trop heureuse qu’un guerrier comme moi veuille bien encore te choisir pour maîtresse, toi rose fanée par le misérable blanc dont les Manitous nous ont délivrés ? »

Céluta essaye de repousser le barbare. « Comme elle est charmante dans sa folie ! s’écrie Ondouré ; que son teint est animé ! que ses cheveux sont beaux ! » Et le sauvage veut prodiguer des caresses à sa victime.

Dans ce moment, Akansie, que l’instinct jaloux égarait souvent autour de la cabane de sa rivale, paraît sur le seuil de la porte. Alors Céluta : « O mère du Soleil ! secourez-moi. » Ondouré laisse échapper sa proie : confondu, honteux, balbutiant, il suit Akansie, qui s’éloigne les yeux sanglants, l’âme agitée par les furies.

Les parentes de Céluta, qui l’avaient voulu garder pendant l’absence de son frère, reviennent offrir leur secours à leur amie : elles voient le désordre de sa couche. Céluta leur tait ses nouveaux chagrins ; elle affecte de sourire, elle prétend qu’elle se sent soulagée : on la croit, on se retire. Libre des soins qui l’importunent, la fille de Tabamica sort au milieu de la nuit, s’enfonce dans les forêts, et va sur le chemin du pays des Illinois attendre des protecteurs qu’elle rencontre, protecteurs qu’elle supposait perdus sans retour, alors même qu’elle les cherchait encore.

Qui sauvera les trois infortunés ? Céluta seule conserve un peu de force ; mais a-t-elle le temps de voler jusqu’au village des Natchez ? René et Outougamiz n’auront-ils point expiré avant qu’elle revienne ? Elle pose doucement la tête de René sur la mousse, et se lève : la Providence aura pitié de tant de malheurs. Des guerriers se montrent vers la forêt. Qui sont-ils ? N’importe ! Dans ce moment Céluta implorerait le secours même d’Ondouré.

— Qui que vous soyez, s’écrie-t-elle en s’avançant vers les guerriers, venez rendre la vie à René et à mon frère ! »

Des soldats et de jeunes officiers du fort Rosalie accompagnaient le capitaine d’Artaguette à la source même où reposaient les deux amis, source dont les eaux avaient la vertu de cicatriser les blessures. D’Artaguette reconnaît à la voix l’Indienne qu’il n’aurait pas reconnue à ses traits, tant ils étaient altérés. « Est-ce vous, ma sœur, ma libératrice ? » s’écrie à son tour le capitaine.

Céluta vole à lui, verse des pleurs de douleur et