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touchaient à leur terme ; et, pour comble de calamité, il ne lui restait plus rien des dons de Venclao et de Nassoute.

Outougamiz lui-même succombait : ses joues étaient creuses ; des jambes, amaigries et tremblantes, ne portaient plus son corps. Trois fois le soleil vint donner la lumière aux hommes, et trois fois il retrouva les voyageurs se traînant sur une bruyère qui n’offrait aucune ressource. Le frère d’Amélie et le frère de Céluta ne se parlaient plus ; ils jetaient seulement par intervalles des regards furtifs et douloureux. Quelquefois Outougamiz cherchait encore à aider la marche de René : deux jumeaux qui se soutiennent à peine s’appuient de leurs faibles bras et ébauchent des pas incertains aux yeux de leur mère attendrie.

Du lieu où les amis étaient parvenus, jusqu’au pays des Natchez, il ne restait plus que quelques heures de chemin ; mais René fut contraint de s’arrêter. Excité par Outougamiz, qui le conjurait d’avancer, il voulut faire quelques pas, afin de ne point ravir volontairement à son ami le fruit de tant de sacrifices : ses efforts furent vains. Outougamiz essaya de le porter sur ses épaules ; mais il plia, et tomba sous le fardeau.

Non loin du sentier battu murmurait une fontaine ; René s’en approcha en rampant sur les genoux et sur les mains, suivi d’Outougamiz, qui pleurait : le pasteur affligé accompagne ainsi le chevreau qui a brisé ses pieds délicats en tombant d’une roche élevée, et qui se traîne vers la bergerie.

La fontaine marquait la lisière même de la savane qui s’étend jusqu’au Bayouc des Pierres, et qui n’a d’autres bornes à l’orient que les bois du fort Rosalie. Outougamiz assit son compagnon au pied d’un saule. Le jeune sauvage attachait ses regards sur le pays de ses aïeux : être venu si près ! « René, dit-il, je vois notre cabane. »

« Tourne-moi le visage de ce côté, » répondit le frère d’Amélie. Outougamiz obéit.

Le frère de Céluta eut un moment la pensée de se rendre aux Natchez pour y chercher du secours ; mais craignant que l’homme de son cœur n’expirât pendant son absence, il résolut de ne le point quitter. Il s’assit auprès de René, lui prit le front dans ses deux mains, et le pencha doucement sur sa poitrine : alors, baissant son visage sur une tête chérie, il se prépara à recueillir le dernier soupir de son ami. Comme deux fleurs que le soleil a brûlées sur la même tige, ainsi paraissaient ces deux jeunes hommes inclinés l’un sur l’autre vers la terre.

Un bruit léger et le souffle d’un air parfumé firent relever la tête à Outougamiz : une femme était à ses côtés. Malgré la pâleur et le vêtement en désordre de cette femme, comment l’Indien l’aurait-il méconnue ? Outougamiz laisse échapper de surprise et de joie le front de René ; il s’écrie : « Ma sœur, est-ce toi ? »

Céluta recule ; elle s’était approchée des deux amis sans les découvrir ; le son de la voix de son frère l’a étonnée : « Mon frère ! répond-elle, mon frère ! les génies me l’ont ravi ! l’homme blanc a expiré dans le cadre de feu ! Tous les jours je viens attendre les voyageurs à cette limite, mais ils ne reparaîtront plus ! »

Outougamiz se lève, s’avance vers Céluta, qui aurait pris la fuite si elle n’avait remarqué avec une pitié profonde la marche chancelante du guerrier. Vous eussiez vu sur le front de l’Indienne passer tour à tour le sentiment de la plus profonde terreur et de la plus vive espérance. Céluta hésitait encore, quand elle aperçoit, attaché au sein de son frère, le Manitou de l’amitié. Elle vole à Outougamiz, qu’elle embrasse et soutient à la fois, mais Outougamiz :

— Je l’ai sauvé ! il est là ! mais il est mort si tu n’as rien pour le nourrir. »

L’amour a entendu la voix de l’amitié ! Céluta est déjà à genoux : timide et tremblante, elle a relevé le front de l’étranger mourant ; René lui-même a reconnu la fille du désert, et ses lèvres ont essayé de sourire. Outougamiz, la tête penchée dans son sein, les mains jointes et tombantes, disait : « Témoin du serment de l’amitié, ma sœur, tu viens voir si je l’ai bien tenu. J’aurais dû ramener mon ami plein de vie, et le voilà qui expire ! je suis un mauvais ami, un guerrier sans force. Mais toi, as-tu quelque chose pour ranimer mon ami ? »

— Je n’ai rien ! s’écrie Céluta désespérée. Ah ! s’il eût été mon époux, s’il eût fécondé mon sein, il pourrait boire avec son enfant à la source de la vie ! » Souhait divin de l’amante et de la mère !

La chaste Indienne rougit comme si elle eût craint d’avoir été comprise de René. Les yeux de cette femme étaient fixés au ciel, son visage était inspiré : on eût dit que, dans une illusion passionnée, Céluta croyait nourrir et son fils et le père de son fils.

Amitié, qui m’avez raconté ces merveilles, que ne me donnâtes-vous le talent pour les peindre ! j’avais le cœur pour les sentir[1]

  1. C’est ici que s’arrête la première partie des Natchez, celle qu’on peut en appeler l’épopée. Ce qui suit n’est plus qu’un simple récit, pour lequel l’auteur, renonçant à la forme épique, adopte celle de la narration.