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Comment fuir ! Comment échapper à l’élément terrible (page 90).
que s’il eût préparé un festin dans la cabane de ses pères. Cependant on voyait çà et là quelques Illinois éveillés, qui riaient et chantaient. La matrone du foyer où le frère de Céluta dérobait une part de la victime ouvrit elle-même les yeux ; mais elle prit l’étranger pour le jeune fils de ses entrailles, et se replongea dans le sommeil. Des chasseurs passent auprès de l’ami de René, lui souhaitent un ciel bleu, un manteau de castor et l’espérance. Outougamiz leur rend à demi-voix le salut de l’hospitalité.

Un d’entre eux s’arrêtant, lui dit : « Il a singulièrement échappé. » — « Un génie sans doute l’a ravi, » répond le frère de Céluta. L’Illinois repartit : « Il est caché dans le marais ; il ne se peut sauver, car il est environné de toutes parts : nous boirons dans son crâne. »

Tandis qu’Outougamiz se trouvait engagé dans cette conversation périlleuse, la voix d’une femme se fit entendre à quelque distance ; elle chantait : « Je suis l’épouse de Venclao. Mon sein, avec son bouton de rose, est comme le duvet d’un cygne que la flèche du chasseur a taché d’une goutte de sang au milieu. Oui, mon sein est blessé, car je ne puis secourir l’étranger qui respecta la Vierge des dernières amours. Puissé-je du moins sauver son ami ! » L’Indienne se tut ; puis, s’approchant du Natchez dans les ombres, elle continua de la sorte :

« La non pareille des Florides croyait que l’hiver avait changé sa parure, et qu’elle ne serait point reconnue parmi les aigles des rochers, chez lesquels elle cherchait la pâture ; mais la colombe fidèle la découvrit et lui dit : « Fuis, imprudent oiseau : la douceur de ton chant t’a trahi. »

Ces paroles frappèrent le frère de Céluta : il lève les yeux, et remarque les pleurs de la jeune femme ; il entrevoit en même temps les guerriers armés qui s’avancent. Il charge sur ses épaules une partie de la dépouille du cerf, s’enfonce dans les ombres, franchit le bois, rentre dans les détours du marais, et, après quelques heures de fatigue et de périls, se retrouve auprès de son ami.

Un ingénieux mensonge lui servit à cacher à René sa dangereuse aventure ; mais il fallait préparer le banquet : le jour on en pouvait voir la fumée ; la nuit, on en pouvait découvrir les feux.