Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mes pas, à travers les régions inconnues du Nouveau-Monde, pour me découvrir à ta lumière les secrets ravissants de ces déserts ?

René, accompagné de ses guides, avait remonté le cours du Meschacebé ; sa barque flottait au pied des trois collines dont le rideau dérobe aux regards le beau pays des enfants du Soleil. Il s’élance sur la rive, gravit la côte escarpée, et atteint le sommet le plus élevé des trois coteaux. Le grand village des Natchez se montrait à quelque distance dans une plaine parsemée de bocages de sassafras ; çà et là erraient des Indiennes, aussi légères que les biches avec lesquelles elles bondissaient ; leur bras gauche était chargé d’une corbeille suspendue à une longue écorce de bouleau ; elles cueillaient des fraises, dont l’incarnat teignait leurs doigts et les gazons d’alentour. René descend de la colline et s’avance vers le village. Les femmes s’arrêtaient à quelque distance pour voir passer les étrangers, et puis s’enfuyaient vers les bois : ainsi des colombes regardent le chasseur du haut d’une roche élevée et s’envolent à son approche.

Les voyageurs arrivent aux premières cabanes du grand village, ils se présentent à la porte d’une de ces cabanes. Là une famille était assise sur des nattes de jonc ; les hommes fumaient le calumet, les femmes filaient des nerfs de chevreuil. Des melons d’eau, des plakmines sèches et des pommes de mai étaient posés sur des feuilles de vigne vierge au milieu du cercle : un nœud de bambou servait pour boire l’eau d’érable.

Les voyageurs s’arrêtèrent sur le seuil, et dirent : « Nous sommes venus. » Et le chef de la famille répondit : « Vous êtes venus, c’est bien. » Après quoi chaque voyageur s’assit sur une natte, et partagea le festin sans parler. Quand cela fut fait, un des interprètes éleva la voix, et dit : « Où est le Soleil[1] ? » Le chef répondit : « Absent. » Et le silence recommença.

Une jeune fille parut à l’entrée de la cabane. Sa taille haute, fine et déliée, tenait à la fois de l’élégance du palmier et de la faiblesse du roseau. Quelque chose de souffrant et de rêveur se mêlait à ses grâces presque divines. Les Indiens, pour peindre la tristesse et la beauté de Céluta, disaient qu’elle avait le regard de la Nuit et le sourire de l’Aurore. Ce n’était point encore une femme malheureuse, mais une femme destinée à le devenir. On aurait été tenté de presser cette admirable créature dans ses bras, si l’on n’eût craint de sentir palpiter un cœur dévoué d’avance aux chagrins de la vie.

Céluta entre en rougissant dans la cabane, passe devant les étrangers, se penche à l’oreille de la matrone du lieu, lui dit quelques mots à voix basse et se retire. Sa robe blanche d’écorce de mûrier ondoyait légèrement derrière elle, et ses deux talons de rose en relevaient le bord à chaque pas. L’air demeura embaumé, sur les traces de l’Indienne du parfum des fleurs de magnolia qui couronnaient sa tête : telle parut Héro aux fêtes d’Abydos ; telle Vénus se fit connaître, dans les bois de Carthage, à sa démarche et à l’odeur d’ambroisie qu’exhalait sa chevelure.

Cependant les guides achèvent leur repas, se lèvent, et disent : « Nous nous en allons. » Et le chef indien répond : « Allez où le veulent les génies. » Et ils sortent avec René sans qu’on leur demande quels soins le ciel leur a commis.

Ils passent au milieu du grand village, dont les cabanes carrées supportaient un toit arrondi en dôme. Ces toits de chaume de maïs entrelacé de feuilles s’appuyaient sur des murs recouverts en dedans et en dehors de nattes fort minces. À l’extrémité du village les voyageurs arrivèrent sur une place irrégulière que formaient la cabane du grand-chef des Natchez et celle de sa plus proche parente, la Femme Chef[2].

Le concours d’Indiens de tous les âges animait ces lieux. La nuit était survenue, mais des flambeaux de cèdre allumés de toutes parts jetaient une vive clarté sur la mobilité du tableau. Des vieillards fumaient leur calumet, en s’entretenant des choses du passé, des mères allaitaient leurs enfants ou les suspendaient dans leurs berceaux aux branches des tamarins ; plus loin, de jeunes garçons, les bras attachés ensemble, s’essayaient à qui supporterait plus longtemps l’ardeur d’un charbon enflammé ; les guerriers jouaient à la balle avec des raquettes garnies de peaux de serpents ; d’autres guerriers avaient de vives contentions aux jeux des pailles et des osselets ; un plus grand nombre exécutait la danse de la guerre ou celle du buffle, tandis que des musiciens frappaient avec une seule baguette une sorte de tambour, soufflaient dans une conque sauvage, ou tiraient des sons d’un os de chevreuil percé à quatre trous, comme le fifre aimé du soldat.

C’était l’heure où les fleurs de l’hibiscus commencent à s’entr’ouvrir dans les savanes, et où les tortues du fleuve viennent déposer leurs œufs dans les sables. Les étrangers avaient déjà passé sur la place des jeux tout le temps qu’un enfant indien met à parcourir une cabane, quand, pour essayer sa marche, sa mère lui présente la mamelle et se

  1. Le Soleil, le grand-chef, ou l’empereur des Natchez.
  2. Le fils de cette femme héritait de la royauté.