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épaules, le fardeau sacré semble lui avoir donné des ailes : le frère de Céluta glisse sur la pointe des herbes ; on n’entend ni le bruit de ses pas ni le murmure de son haleine. D’une main il retient son ami, de l’autre il frappe et combat. À mesure qu’il s’avance vers la forêt voisine, ses compagnons tombent un à un à ses côtés : quand il pénétra avec René dans la forêt, il restait seul.

Déjà la nuit était descendue ; déjà Outougamiz s’était enfoncé dans l’épaisseur des taillis, où, déposant René parmi de longues herbes, il s’était couché près de lui : bientôt il entend des pas. Les Illinois allument des flambeaux qui éclairent les plus sombres détours du bois.

René veut adresser les paroles de sa tendre admiration au jeune sauvage, mais celui-ci lui ferme la bouche : il connaissait l’oreille subtile des Indiens. Il se lève, trouve avec joie que le frère d’Amélie a repris quelque force, lui ceint les reins d’une corde et l’entraîne au bas d’une colline qui domine un marais.

Les deux infortunés cherchent un asile au fond de ce marais : tantôt ils plongent dans le limon qui bouillonne autour de leur ceinture ; tantôt ils montrent à peine la tête au-dessus des eaux. Ils se frayent une route à travers les herbes aquatiques qui entravent leurs pieds comme des liens, et parviennent ainsi à de hauts cyprès, sur les genoux desquels ils se reposent.

Des voix errantes s’élèvent autour du marais. Des guerriers se disaient les uns aux autres : « Il s’est échappé. » Plusieurs soutenaient qu’un génie l’avait délivré. Les jeunes Illinois se faisaient de mutuels reproches, tandis que des sachems assuraient qu’on retrouverait le prisonnier, puisqu’on était sur ses traces ; et ils poussaient des dogues dans les roseaux. Les voix se firent entendre ainsi quelque temps : par degrés elles s’éloignèrent et se perdirent enfin dans la profondeur des forêts.

Le souffle refroidi de l’aube engourdit les membres de René ; ses plaies étaient déchirées par les buissons et les ronces, et de la nudité de son corps découlait une eau glacée : la fièvre vint habiter ses os, et ses dents commencèrent à se choquer avec un bruit sinistre. Outougamiz saisit René de nouveau, le réchauffa sur son cœur, et quand la lumière du soleil eut pénétré sous la voûte des cyprès, elle trouva le sauvage tenant encore son ami dans ses bras.

Mère des actions sublimes ! toi qui, depuis que la Grèce n’est plus, as établi ta demeure sur les tombeaux indiens, dans les solitudes du Nouveau-Monde ! toi qui, parmi ces déserts, es pleine de grandeur, parce que tu es pleine d’innocence ! amitié sainte ! prête-moi tes paroles les plus fortes et les plus naïves, ta voix la plus mélodieuse et la plus touchante, tes sentiments exaltés, tes feux immortels, et toutes les choses ineffables qui sortent de ton cœur, pour chanter les sacrifices que tu inspires ! Oh ! qui me conduira au champ des Rutules, à la tombe d’Euryale et de Nisus, où la Muse console encore des mânes fidèles ! Tendre divinité de Virgile, tu n’eus à soutirer que la mort de deux amis : moi j’ai à peindre leur vie infortunée.

Qui dira les douces larmes du frère d’Amélie ? qui fera voir ses lèvres tremblantes où son âme venait errer ? qui pourra représenter sous l’abri d’un cyprès, parmi des roseaux, Outougamiz, sa chaîne d’or, Manitou de l’amitié, serrée à triple nœud sur sa poitrine, Outougamiz soutenant dans ses bras l’ami qu’il a délivré, cet ami couvert de fange et de sang, et dévoré d’une fièvre ardente ? Que celui qui le peut exprimer nous rende le regard de ces deux hommes, quand, se contemplant l’un l’autre en silence, les sentiments du ciel et du malheur rayonnaient et se confondaient sur leur front. Amitié ! que sont les empires, les amours, la gloire, toutes les joies de la terre, auprès d’un seul instant de ce douloureux bonheur ?

Outougamiz, par cet instinct de la vertu qui fait deviner le crime, avait ajouté peu de foi au récit d’Ondouré ; ce qu’il recueillit de la bouche de divers guerriers augmenta ses doutes. Dans tous les cas, René était mort ou pris, et il fallait ou lui donner la sépulture ou le délivrer des flammes.

Outougamiz cache ses desseins à Céluta : il n’avertit qu’une troupe de jeunes Natchez qui consentent à le suivre. Il se dépouille de tout vêtement, et ne garde qu’une ceinture pour être plus léger ; il peint son corps de la couleur des ombres ; ceint le poignard, s’arme du tomahawk ; attache sur son cœur la chaîne d’or, suspend de petits pains de maïs à son côté, jette l’arc sur son épaule, et rejoint dans la forêt ses compagnons. Il se glisse avec eux dans les ténèbres : arrivé au Bayouc des Pierres, il le traverse, aborde la rive opposée, pousse le cri du castor qui a perdu ses petits, bondit, et il disparaît dans le désert.

Huit jours entiers il marche, ou plutôt il vole ; pour lui plus de sommeil, pour lui plus de repos. Ah ! le moment où il fermerait la paupière ne pourrait-il pas être le moment même qui lui ravirait son ami ? Montagnes, précipices, rivières, tout est franchi : on dirait un aimant qui cherche à se réunir à l’objet qui l’attire à travers les corps qui s’opposent à son passage. Si l’excès de la fatigue arrête le frère de Céluta, s’il sent, malgré lui, ses yeux s’appesantir, il croit entendre une voix qui lui crie du milieu des flammes : « Outougamiz ! Outougamiz ! où est le Manitou que je t’ai donné ? » À cette voix