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naient ensuite rangés deux à deux : ils tenaient, par l’extrémité d’une corde, René et le chef des Natchez à moitié nus, les bras liés au-dessus du coude.

Le cortège parvint ainsi sur la place du village : une foule curieuse s’y trouvait déjà assemblée ; cette foule se pressait, s’agitait, dansait autour du vieux Soleil et de son compagnon : telles, dans un soir d’automne, d’innombrables hirondelles voltigent autour de quelques ruines solitaires ; tels les habitants des eaux se jouent dans un rayon d’or qui pénètre les vagues du Meschacebé, tandis que les fleurs des magnolias, détachées par le souffle de la brise, tombent en pluie sur la surface de l’onde.

Lorsque l’armée et tous les sauvages furent réunis dans le lieu de douleur, le grand-prêtre donna le signal du prélude des supplices, appelé, par l’horrible Athaensic, les caresses aux prisonniers.

Aussitôt les Indiens, rangés sur deux lignes, frappent avec des bâtons de cèdre le chef des Natchez : celui-ci, sans hâter sa marche, passe entre ses bourreaux, comme un fleuve qui roule la lenteur de ses flots entre deux rives verdoyantes. René s’attendait à voir tomber la victime ; il ignorait que ces maîtres en supplice évitaient de porter les coups aux parties mortelles, afin de prolonger leurs plaisirs. « Vénérable sachem, s’écriait le frère d’Amélie, quelle destinée ! Moi, je suis jeune ; je puis souffrir : mais vous ! »

Le Soleil répondit : « Pourquoi me plains-tu ? je n’ai pas besoin de ta pitié. Songe à toi : rappelle tes forces. L’épreuve du feu commencera par moi, parce que je suis un chêne desséché sur ma tige et propre à m’embraser rapidement. J’espère jeter une flamme dont la lumière éclairera ma patrie et réchauffera ton courage. »

Après ces traitements faits à la vieillesse, le jeune Français eut à supporter les mêmes barbaries ; ensuite les deux prisonniers furent conduits dans une cabane, où on leur prodigua tous les secours et tous les plaisirs : l’oiseau de Minerve canadienne brise le pied de ses victimes et les engraisse dans son aire durant les beaux jours, pour les dévorer dans la saison des frimas.

La nuit vint : René, couvert de blessures, était couché sur une natte à l’une des extrémités de la cabane. Des gardes veillaient à la porte. Une femme vêtue de blanc, une couronne de jasmin jaune sur la tête, s’avance dans l’ombre ; on entendait couler ses larmes. « Qui es-tu ? » dit René en se soulevant avec peine. « Je suis la Vierge des dernières amours, répondit l’Indienne. Mes parents ont demandé pour moi la préférence, car ils haïssent Venclao, que j’aime. Voilà pourquoi je pleure à ton chevet : je m’appelle Nélida. »

René répondit dans la langue des sauvages : « Les baisers d’une bouche qui n’est point aimée sont des épines qui percent les lèvres. Nélida, va retrouver Venclao ; dis-lui que l’étranger des sassafras a respecté ton amour et ton malheur. » À ces mots, la fille des Illinois s’écria : « Manitou des infortunés, écoute ma prière ! Fais que ce prisonnier échappe au sort qu’on lui réserve ! il n’a point flétri mon sein ! puisse sa bien-aimée lui être attachée comme l’épouse de l’alcyon, qui porte aux rayons du soleil son époux languissant sous le poids des années ! »

En achevant ces paroles, la Vierge des dernières amours prit les fleurs de jasmin qui couvraient ses cheveux, et les déposa sur le front de René : mœurs extraordinaires dont la trame semble être tissue par les Muses et par les Furies.

« Couronnée de ta main, dit le jeune homme à Nélida, la victime sera plus agréable au Grand-Esprit. » René, depuis longtemps, avait assez de la vie ; content de mourir, il offrait au ciel les tourments qu’il allait endurer pour l’expiation de ceux d’Amélie.

Dans ce moment les gardes entrèrent, et la fille des Illinois se retira.

Elle vint, l’heure des supplices : les Indiens racontèrent que l’astre de la lumière, épouvanté, ne sortit point ce jour-là du sein des mers, et qu’Athaënsic, déesse des vengeances, éclaira seule la nature. Les prisonniers furent conduits au lieu de l’exécution.

Le chef des Natchez est attaché à un poteau, au pied duquel s’élevait un amas d’écorces et de feuilles séchées : le frère d’Amélie est réservé pour la dernière victime. Le grand-prêtre paraît au milieu du cercle que formait la foule autour du poteau ; il tient à la main une torche, qu’il secoue en dansant. Bientôt il communique le feu au bûcher : on eût cru voir un de ces sacrifices offerts par les anciens Grecs sur les bords de l’Hellespont : le mont Ida, le Xante et le Simoïs pleuraient Astyanax et les ruines fumantes d’Ilion.

On brûle d’abord les pieds du vieillard, aussi tranquille au feu du bûcher que s’il eût été assis, aux rayons du matin, à la porte de sa cabane. Le sachem chante au milieu des tourments qui le conduisent à la tombe, comme l’époux répète le cri d’hyménée en s’approchant du lit nuptial. Les bourreaux, irrités, épuisent la fécondité de leur infernal génie. Ils enfoncent dans les plaies de l’ami de Chactas des éclisses de pin enflammées, et lui crient : « Eclaire-nous donc maintenant, ô bel astre ! » Tel un soleil couronnant son front du feu le plus doux se couche au milieu du concert de la nature : ainsi parut aux Illinois la victime rayonnante.