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les visages expriment le sentiment confus de la crainte et de l’espérance.

Après le cri d’avertissement commencent les cris de mort. Chactas comptait à haute voix ces cris, répétés autant de fois qu’il y avait de guerriers perdus : la nation répondit par une exclamation de douleur. Chaque famille se demande si elle n’a point fourni quelque victime au sacrifice ; si un père, un frère, un fils, un mari, un amant, ne sont point descendus à la contrée des âmes : Céluta tremblait et Outougamiz paraissait pétrifié.

Les cris de guerre succédèrent aux cris de mort ; ils annonçaient la quantité de chevelures enlevées à l’ennemi et le nombre des prisonniers faits sur lui. Ces cris de guerre excédant les cris de mort, une exclamation de triomphe se prolongea dans les forêts.

La tribu de l’Aigle parut alors, et défila entre deux rangs de flambeaux. Les spectateurs cherchaient à découvrir leur bonheur ou leur infortune : on vit tout d’abord que le vieux Soleil manquait, et Outougamiz et sa sœur n’aperçurent point le frère d’Amélie. Céluta, défaillante, fut à peine soutenue dans les bras d’Outougamiz, aussi consterné qu’elle. Mila se cacha en disant : « Je lui avais recommandé de ne pas mourir ! »

Ondouré, qui remplaçait le Soleil dans le commandement des guerriers, marchait d’un air victorieux. Il salua la femme-chef, qui, au lieu de jouir de l’avènement de son fils au pouvoir suprême, semblait troublée par quelque remords. Averti de ce qui se passait, Chactas gardait une contenance douloureuse et sévère.

À mesure que la troupe s’avançait vers le grand village, les chefs adressaient quelques mots aux diverses familles : « Ton fils s’est conduit dans la bataille comme un buffle indompté, » disait un guerrier à un père, et le père répondait : « C’est bien. » - « Ton fils est mort, » disait un autre guerrier à une mère, et la mère répondait en pleurant : « C’est égal. »

Le conseil des sachems s’assemble : Ondouré, appelé devant ce conseil, fait le récit de l’expédition. Selon ce récit, les Natchez avaient trouvé les Illinois venant eux-mêmes attaquer les Natchez : dans le combat produit par cette rencontre, la victoire s’était déclarée en faveur des premiers, mais malheureusement le Soleil était tombé mort, percé d’une flèche. « Quant au coupable auteur de cette guerre, ajouta Ondouré, resté au pouvoir de l’ennemi, il expie à présent même, dans le cadre de feu, le châtiment dû à son sacrilège. » Ondouré aurait bien voulu accuser de lâcheté son rival ; mais René, blessé trois fois en défendant le Soleil, avait fait si publiquement éclater sa valeur aux yeux des sauvages, qu’Ondouré même fut obligé de rendre témoignage à cette valeur.

« Devenu chef des guerriers, reprit-il, j’aurais poursuivi ma victoire, si l’un de vos messagers ne m’eût apporté la nouvelle de l’attaque des Français : j’ai commandé la retraite, et suis accouru à la défense de nos foyers. »

Pendant le récit d’Ondouré, la femme-chef avait donné des signes d’un trouble extraordinaire : on la vit rougir et pâlir. D’après quelques mots échappés à son coupable amant, lorsqu’il marcha aux Illinois, Akansie ne douta point que la flèche lancée contre le vieux Soleil ne fût partie de la main d’Ondouré. Le criminel lui-même se vint bientôt vanter auprès de la jalouse Indienne d’avoir fait commencer le règne du jeune Soleil. « Ma passion pour vous, dit-il, m’a emporté trop loin peut-être : disposez de moi, et ne songez qu’à établir votre puissance. » Ondouré espérait se faire nommer édile par le crédit de la femme-chef, et gouverner la nation comme tuteur du souverain adolescent.

La mort du vieux Soleil opérait une révolution dans l’État : en lui expirait un des trois vieillards qui avaient aboli la tyrannie des anciens despotes des Natchez. Il ne restait plus que Chactas et Adario, tous deux au moment de disparaître.

Chactas conçut des soupçons sur le genre de mort de son ami : on ne disait point de quel côté la flèche avait frappé le chef centenaire ; on ne rapportait point le corps de ce vénérable chef, bien qu’on eût obtenu la victoire. Un bruit courait parmi les guerriers de la tribu de l’Aigle, que le Soleil avait été blessé par derrière, qu’il était tombé sur le visage, et que, longtemps défendu à terre par le guerrier blanc, l’un et l’autre, indignement abandonnés, étaient demeurés vivants aux mains de l’ennemi.

Ce bruit n’avait que trop de fondement ; telle était l’affreuse vérité : René et le Soleil avaient été faits prisonniers. Les Illinois se consolèrent de leur défaite en se voyant maîtres du grand-chef des Natchez : non poursuivis dans leur retraite, ils emmenèrent paisiblement leurs victimes.

Après un mois de marche, de repos et de chasse, ils arrivèrent à leur grand village : là, les prisonniers devaient être exécutés. Par un raffinement de barbarie, on avait pris soin de panser les blessures du frère d’Amélie et du Soleil ; les captifs étaient gardés jour et nuit, avec les précautions que le démon de la cruauté inspire aux peuples de l’Amérique.

Lorsque les Illinois découvrirent leur grand village, ils s’arrêtèrent pour préparer une entrée triomphante. Le chef de la troupe s’avança le premier en jetant les cris de mort. Les guerriers ve-