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tel se montre un bouleau dont les sauvages ont enlevé l’écorce au printemps ; le tronc mis à nu et teint d’une sève rougie se fait apercevoir de loin parmi les arbres de la forêt. Adémar tombe sur son visage mutilé, et la nuit éternelle l’environne.

Comme une laie de Cilicie ou comme un tigre du désert de Sahara, qui défend ses petits, Adario, redoublant de fureur à la vue de ses propres exploits, s’écrie : « Voilà comme vous périrez tous, vils étrangers ! tel est le sort que vous réservent les Natchez ! » En même temps il arrache un mousquet à Kerbon, et lui plonge dans la bouche la baïonnette ; le triple glaive perce le palais et sort par le haut du crâne de la pâle victime, dont les yeux s’ouvrent et se ferment avec effort. Adario abandonne l’arme avec le cadavre, qui demeurent écartés et debout, comme les deux branches d’un compas.

Soulevant une pierre énorme, telle que deux Européens la porteraient à peine pour marquer la borne de quelques jeux dans une fête publique, le sachem la lance aussi légèrement qu’une flèche contre le fils de Malherbe. La pierre roule et fracasse les jambes du soldat : il frappe le sol de son front, et, dans sa douleur, mord les ronces ensanglantées. Ô Malherbe ! la faux de la mort te moissonne au milieu de tes belles années ! Mais tant que les Muses conserveront le pouvoir d’enchanter les peuples, ton nom vivra comme ceux des Français auxquels ton illustre aïeul donna l’immortalité !

Partout Adario se fait jour avec la hache, la massue, le poignard ou les flèches. Geblin, qu’enivre la gloire ; d’Assas, au nom héroïque ; l’imprudent d’Estaing, qui eût osé défier Mars lui-même ; Marigni, Comines, Saint-Alban, cèdent au fils de Siphane. Animés par son exemple, les Natchez viennent mugissant comme des taureaux sauvages, bondissant comme des léopards. La terre se pèle et s’écorche sous les pas redoublés et furieux des guerriers ; des tourbillons de poussière répandent de nouveau la nuit sur le champ de bataille ; les visages sont noircis, les armes brisées, les vêtements déchirés, et la sueur coule en torrents du front des soldats.

Alors le ciel envoya l’épouvante aux Français. Fébriano, qui combattait devant le sachem, fut le premier à prendre la fuite, et les soldats, abandonnés de leur chef, ouvrent leurs rangs.

Adario et les sachems y pénètrent avec un bruit semblable à celui des flots qui jaillissent contre les épieux noircis plantés devant les murs d’une cité maritime. Chépar, du haut d’une colline, voit la défaite de l’aile gauche de son armée ; il ordonne à d’Artaguette de faire avancer ses grenadiers. En même temps Folard, parvenu à sauver quelques bronzes, les place sur un tertre découvert et commence à foudroyer les sachems.

Vous prévîtes le dessein du commandant des Français, vaillant frère de Céluta ! et pour sauver vos pères, vous vous élançâtes, soutenu des jeunes Indiens, contre la troupe choisie. Trois fois les compagnons d’Outougamiz s’efforcent de rompre le bataillon des grenadiers, trois fois ils se viennent briser contre la masse impénétrable.

L’ami de René s’adressant au ciel : « Ô génies ! si vous nous refusez la victoire, accordez-nous donc la mort ! » Et il attaque d’Artaguette.

Deux coursiers, fils des vents et amants d’une cavale, fille d’Éole, du plus loin qu’ils s’aperçoivent dans la plaine, courent l’un à l’autre avec des hennissements. Aussitôt que leurs haleines enflammées se mêlent, ils se dressent sur leurs jarrets, s’embrassent, couvrent d’écume et de sang leur crinière, et cherchent mutuellement à se dévorer ; puis tout à coup se quittant pour se charger de nouveau, tournant la croupe, dressant leurs queues hérissées, ils heurtent leurs soles dans les airs : des étincelles jaillissent du demi-cercle d’airain qui couvre leurs pieds homicides. Ainsi combattaient d’Artaguette et Outougamiz ; tels étaient les éclairs qui partaient de l’acier de leurs glaives. La foudre dirigée par Folard les oblige à se séparer et répand le désordre dans les rangs des jeunes Natchez.

— Tribus du Serpent et de la Tortue ! s’écrie le frère de Céluta, soutenez l’assaut de d’Artaguette, tandis que je vais, avec les alliés, m’emparer des tonnerres. »

Il dit : les guerriers alliés marchent derrière lui deux à deux, et s’avancent vers la colline où les attend Folard. Intrépides sauvages, si mes chants se font entendre dans l’avenir si j’ai reçu quelque étincelle du feu de Prométhée, votre gloire s’étendra parmi les hommes aussi longtemps que le Louvre dominera les flots de la Seine ; aussi longtemps que le peuple de Clovis continuera d’être le premier peuple du monde ; aussi longtemps que vivra la mémoire de ces laboureurs qui viennent de renouveler le miracle de votre audace dans les champs de la Vendée.

Outougamiz commence à gravir la colline : bientôt il disparaît dans un torrent de feu et de fumée : tel Hercule s’élevait vers l’Olympe dans les flammes de son bûcher ; tel sur la voie d’airain, et près du temple des Euménides, un orage ravit Œdipe au séjour des dieux. Rien n’arrête les Indiens, dont le péril s’accroît à mesure qu’ils approchent des bouches dévorantes. À chaque pas la mort enlève quelques-uns des assaillants. Tansou, qui se plaît à porter un arc de cèdre, reçoit un boulet au milieu du corps ; il se sépare en deux comme un épi rompu par la main d’un enfant. Kiousse, qui, prêt