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rie exécute un mouvement rapide : les grenadiers du premier rang tombent un genou en terre ; les deux autres rangs tournent obliquement et présentent, par les brisures de la ligne, le flanc et les armes aux Indiens. À ce mouvement, les Natchez s’arrêtent et retiennent toutes leurs voix ; un silence et une immobilité formidables règnent des deux côtés : on n’entend que le bruit des ailes de la Mort qui plane sur les bataillons.

Lorsque l’ardente canicule engendre dans les mers du Mexique le vent pestilentiel du midi, ce vent destructeur pousse, en haletant, une haleine humide et brûlante. La nature se voile : les paysages s’agrandissent ; la lumière scarlatine des tropiques se répand sur les eaux, les bois et les plaines ; des nuages pendent en énormes fragments aux deux horizons du ciel ; un midi dévorant semble être levé pour toujours sur le monde : on croit toucher à ces temps annoncés de l’embrasement de l’univers : ainsi paraissent les armées arrêtées l’une devant l’autre et prêtes à se charger avec furie. Mais l’épée de Chépar a brillé… Muse, soutiens ma voix, et tire de l’oubli les noms de ces guerriers dignes d’être connus de l’avenir !

Une fumée blanche, d’où s’échappent à chaque instant des feux, enveloppe d’abord les deux armées. Une odeur de salpêtre, qui irrite le courage, s’exhale de toutes parts. On entend le cri des Indiens, la voix des chefs français, le hennissement des chevaux, le sifflement de la balle, du boulet et des bombes qui montent avec une lumière dans le ciel.

Tant que les Natchez conservent du plomb et des poudres, leurs tubes empruntés à l’Europe ne cessent de brûler dans la main de leurs chasseurs : tous les coups que dirige un œil exercé portent le deuil dans le sein de quelque famille. Les traits des Français sont moins sûrs : les bombes se croisent sans effet dans les airs, comme l’orbe empenné que des enfants se renvoient sur la raquette. Folard est surpris de l’inutilité de son art, et Chépar de la résistance des sauvages. Mais lorsque ceux-ci ont épuisé les semences de feu qu’ils avaient obtenues des peuples d’Albion, Adario élève la voix :

— « Jeunes guerriers des tribus du Serpent et du Castor, suivez vos pères, ils vont vous ouvrir le chemin. » Il dit et fond à la tête des sachems sur les enfants des Gaules. Outougamiz l’entendit, et se tournant vers ses compagnons : « Amis, imitons nos pères ! » Suivi de toute la jeunesse, il se précipite dans les rangs des Français.

Comme deux torrents formés par le même orage descendent parallèlement le flanc d’une montagne et menacent la mer de leur égale fureur, ainsi les deux troupes des sachems et des jeunes guerriers attaquent à la fois les ennemis ; et comme la mer repousse ces torrents, ainsi l’armée française oppose sa barrière à l’assaut des deux bataillons. Alors commence un combat étrange. D’un côté, tout l’art de la moderne Bellone, telle qu’elle parut aux plaines de Lens, de Rocroy et de Fleurus ; de l’autre, toute la simplicité de l’antique Mars, tel qu’on le vit marcher sur la colline des Figuriers et aux bords du Simoïs. Un vent rapide balaye la fumée, et le champ de bataille se découvre. La difficulté du terrain, encombré par les forêts abattues, rend l’habileté vaine et remet la victoire à la seule valeur ; les chevaux engagés entre les troncs des arbres déchirent leurs flancs ou brisent leurs pieds ; la pesante artillerie s’ensevelit dans des marais ; plus loin, les lignes de l’infanterie, rompues par l’impétuosité des sauvages, ne peuvent se reformer sur un terrain inégal, et l’on combat partout homme à homme.

Maintenant, ô Calliope ! quel fut le premier Natchez qui signala sa valeur dans cette mêlée sanglante ?

Ce fut vous, fils magnanime du grand Siphane, indomptable et terrible Adario.

Les sauvages ont raconté que sous les ombrages de la Floride, dans une île au milieu d’un lac qui étend ses ondes comme un voile de gaze, coule une mystérieuse fontaine. Les eaux de cette fontaine peuvent redresser les membres pliés par les ans et rebrunir au feu des passions la chevelure sur la tête blanchie des vieillards. Un éternel printemps habite au bord de cette source : là les ormeaux n’entretiennent avec le lierre que des amitiés nouvelles ; là les chênes sont étonnés de ne compter leurs années que par l’âge des roses. Les illusions de la vie, les songes du bel âge, habitent avec les zéphyrs les feuilles de lianes qui projettent sur le cristal de la fontaine un réseau d’ombre. Les vapeurs qui s’exhalent des bois d’alentour sont les parfums de la jeunesse ; les colombes qui boivent l’eau de la source, les fleurs qu’elle arrose dans son cours, ont sans cesse des œufs dans leur nid, des boutons sur leur tige. Jamais l’astre de la lumière ne se couche sur ces bords enchantés, et le ciel y est toujours entrouvert par le sourire de l’Aurore.

Ce fut à cette fontaine, dont la renommée attira les premiers Européens dans la Floride, que le génie de la patrie alla, d’après le récit des Natchez, puiser un peu d’eau : il verse, au milieu de la bataille, quelques gouttes de cette eau sur la tête du fils de Siphane. Le sachem sent rentrer dans ses veines le sang de sa première jeunesse : ses pas deviennent rapides ; son bras s’étend et s’assouplit ; sa main reprend la fermeté de son cœur.

Il y avait dans l’armée française un jeune homme